Voilà 40 ans, il paraphait l’accord pionnier de Schengen pour le Luxembourg. Robert Goebbels raconte l’élan d’ouverture et de liberté qui suivit dans toute l’Europe, pour aboutir à une entité unique au monde : l’espace Schengen.
C’est chez lui, dans une maison cossue de la capitale, au milieu de ses tableaux et de ses livres – ses deux grandes passions – que l’ex-eurodéputé et ministre socialiste à la retraite depuis 2014, nous a reçus, à quelques jours des célébrations du quarantenaire de l’accord fondateur de Schengen.
En signant ce texte le 14 juin 1985 pour le Luxembourg, aux côtés de ses homologues belge, néerlandais, français et allemand, Robert Goebbels posait ce jour-là la première pierre d’un édifice fondamental dans la construction européenne.
Quels souvenirs gardez-vous de ce 14 juin 1985?
Robert Goebbels : Ce fut une journée importante pour l’Europe. Les images commencent à s’effacer avec le temps, mais je me souviens d’avoir été frappé, à notre arrivée à Schengen, par le peu d’intérêt du monde politique et de la presse pour l’événement. Il y avait très peu de journalistes : la télé luxembourgeoise ne s’était même pas déplacée!
Si on a quelques images aujourd’hui, c’est grâce à la télé régionale lorraine et à un photographe du Wort. Et côté signataires, pas de ministres, rien que des secrétaires d’État, dont je faisais partie : les capitales ne croyaient pas réellement dans cette entreprise. En résumé, le premier accord de Schengen est passé sous les radars.
Quel était alors le contexte politique?
On était au milieu des années 1980, l’Europe avait pris un nouvel essor sous la présidence de Jacques Delors, avec son idée d’un grand marché intérieur et des quatre libertés – commerce des biens, des services, circulation des capitaux, mais également des citoyens. Or, pour eux, il n’y avait encore rien de concret. Les marchandises étaient plus libres que les êtres humains!
Les deux hommes qui avaient compris qu’il fallait leur donner des perspectives, c’était François Mitterrand, le président français, et Helmut Kohl, le chancelier allemand, en avançant l’idée d’abandonner les contrôles tatillons aux frontières intérieures. Le Benelux a ainsi proposé de monter une coopération entre les cinq pays fondateurs de l’Union européenne, ou plutôt des «Communautés européennes», comme on disait.

«Je suis convaincu que l’esprit de Schengen va survivre!»
Les négociations ont démarré en 1985 et, hasard du calendrier, c’était le Luxembourg qui avait la présidence tournante du Benelux. C’est comme ça que, en tant que secrétaire d’État aux Affaires étrangères, je me suis retrouvé à la tête de la conférence intergouvernementale. On a rapidement trouvé un accord pour, non pas abolir les contrôles aux frontières, mais faciliter le passage : les douaniers pouvaient continuer les contrôles, mais sans arrêter des colonnes entières de voitures.
C’est vous qui aviez insisté pour que ça soit formalisé à Schengen. Pourquoi?
Oui, c’était mon idée. On aurait dû faire ça faire au Kirchberg, mais je voulais quelque chose de plus symbolique. J’ai choisi Schengen, où se rejoignaient les frontières de l’Allemagne, de la France, du Luxembourg et donc du Benelux. Or, c’était une petite bourgade, sans endroit adéquat pour nous accueillir. D’où le choix de monter à bord du Princesse Marie-Astrid, autre symbole, puisque la Moselle est un condominium : elle appartient à ces pays.
Vous aviez pressenti que ça allait marquer la construction européenne?
Franchement, non. C’était un tout petit accord pour offrir certaines facilités aux gens qui traversaient des frontières jusque-là très surveillées. J’avais quand même dit dans mon discours que cet acte rentrerait dans l’Histoire, ce qui avait fait rire tout le monde.
Schengen a enclenché une dynamique. Pour la première fois, une politique initiée par le gouvernement était bien accueillie. Les gens en avaient vraiment marre de ces contrôles stricts aux frontières, et ils réclamaient plus! Ce qui nous a forcé à conclure un deuxième accord, de nouveau à Schengen, en 1990. Cette fois, ce fut plus compliqué, car il fallait inventer de nouvelles politiques communes en matière de visa, d’asile, et de coopération policière.
Tout ça a suscité de fortes oppositions politiques. L’extrême droite affirmait que nous étions en train de créer une Europe «passoire» pour les criminels, les trafiquants de drogue, les terroristes et que sais-je encore. Tandis que l’extrême gauche nous reprochait de construire une Europe «forteresse», fermée vers l’extérieur et laissant les pauvres à la porte. Ce débat, toujours d’actualité, a commencé là.

À quoi ressemblait le Luxembourg d’avant Schengen?
Une petite enclave avec des facilités côté belge avec le Benelux – un vrai précurseur – mais des difficultés pour franchir la frontière avec la France, ou avec l’Allemagne : il fallait stopper la voiture et subir les humeurs des douaniers… (il soupire)
Lorsque j’étais lycéen, pendant deux étés, je me suis fait un peu d’argent en travaillant à la douane de Frisange puis à Remich. Dès qu’une voiture arrivait avec une belle fille dedans, ils obligeaient le conducteur à ouvrir le coffre et à déballer les bagages rien que pour voir les sous-vêtements de la dame. Aberrant, hein? C’était ça l’avant-Schengen : des contrôles totalement arbitraires et surtout très emmerdants. On faisait la queue, il fallait que chacun présente ses papiers.
C’était ça l’avant-Schengen : des contrôles totalement arbitraires et surtout très emmerdants
Et après?
Avec la disparition des postes de douane dès 1990, le commerce transfrontalier a pris un envol fantastique, tant pour les biens que les services. Avant ça, on ne trouvait pas de fromage français au Grand-Duché, et pour qu’un menuisier de Trèves puisse travailler à Luxembourg et vice-versa, c’était pratiquement impossible.
Aujourd’hui, plus de 4 millions d’Européens travaillent dans un autre pays que leur pays de résidence : les fameux frontaliers existent partout en Europe! Chaque année, deux milliards d’Européens passent les frontières intérieures sans être contrôlés.
Le visa Schengen, qu’on a inventé, c’est entre 15 et 20 millions de visas délivrés par an, permettant aux touristes du monde entier de visiter 29 pays. Grâce à cette politique, l’UE est la destination touristique principale à l’international. On oublie tout cela!
Nous avons maintenant un espace de 450 millions d’habitants dans lequel les contrôles ont pratiquement disparu, avec un tas de bénéfices. Le traité de Schengen est devenu un bien commun : l’UE est l’entité au monde où les gens ont le plus de liberté pour vivre, étudier, se marier, avoir des enfants et travailler où ils veulent. Cette liberté qui nous paraît si naturelle à nous, Européens, le monde entier nous l’envie.
Quels sont les ingrédients qui ont rendu Schengen possible?
Je dirais l’esprit de l’époque, beaucoup plus ouvert! À travers les initiatives de Gorbatchev et Reagan, on voyait enfin la possibilité d’échapper à la guerre froide et de bâtir de nouveaux rapports entre pays européens. Un nouvel optimisme régnait en Europe – qui tranche avec le pessimisme actuel. Après voir subi les affres de la guerre, les voisins Benelux, France et Allemagne retrouvaient la paix et une estime mutuelle.
Le ministre Jean Asselborn disait en 2010 : «Avec Schengen, l’Europe s’est éloignée du repli sur soi, de la division et de la guerre». Qu’en est-il aujourd’hui?
On vit une époque dangereuse. Et il faut revenir au début des années 2000 pour mieux comprendre. La guerre des Américains et des Britanniques en Irak a eu des répercussions sur la Syrie, la Libye et tous les pays du Proche-Orient, provoquant d’énormes vagues de réfugiés.
Ce n’est pas Schengen qui a mis sur la route des millions de gens désespérés, comme on l’entend parfois, mais des faits géopolitiques. Et il est utile de rappeler que tous les pays européens ont signé la Convention de Genève, qui les oblige à accueillir des réfugiés dont la vie est en danger, ce qui n’a rien à voir avec Schengen.
Cette immigration a créé des problèmes qu’il ne faut pas nier, engendrant des tensions sociales dans beaucoup de pays, ce qui a donné du grain à moudre aux populistes d’extrême droite, comme d’extrême gauche. Et ces dernières années, ça conduit des partis apparemment respectables, comme les chrétiens démocrates en Allemagne ou les socialistes danois, à s’adonner à des politiques anti-immigration.
On veut faire croire aux citoyens qu’en réintroduisant des contrôles aux frontières intérieures, on les protégera. Ce qui est – passez-moi l’expression – une connerie absolue!
La meilleure preuve : le Royaume-Uni, qui n’a jamais été membre de Schengen et a toujours contrôlé strictement ses frontières, est l’endroit en Europe où la criminalité est la plus forte. Ils affrontent des problèmes liés au trafic de drogue, ils ont connu des actes terroristes et l’année dernière, malgré le Brexit et tous leurs contrôles, ils ont enregistré le nombre d’immigrés illégaux le plus élevé. Donc, ça sert à quoi les frontières?
Quatre millions d’Européens travaillent dans un autre pays : les fameux frontaliers existent partout!
Interrogé par la ZDF sur les contrôles réintroduits en Allemagne, le ministre Léon Gloden déclarait : «On crée à nouveau des frontières dans la tête des gens, et ce n’est pas bon.» Partagez-vous son analyse?
Pour une fois, je suis d’accord avec lui. On monte de nouvelles barrières dans les têtes, et pas n’importe lesquelles : des barrières contre les étrangers. Et il faut le répéter : ces contrôles n’apportent strictement rien! Le syndicat de la police allemande le reconnaît lui-même. C’est ridicule.
La première semaine de ces contrôles massifs, la police a refoulé 937 personnes… sur les 3 900 kilomètres de frontières nationales. L’Allemagne est devenue beaucoup plus sûre depuis… (il sourit, ironique)
Comment assurer le contrôle aux frontières extérieures tout en faisant preuve d’humanité avec les réfugiés?
J’aimerais revenir aux textes (il attrape un livre). L’article 77 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – celui qui règle tout – dit ceci : « L’Union développe une politique visant à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures; à assurer le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures; et à mettre en place progressivement un système intégré de gestion des frontières extérieures.»
C’est précisément parce que les États n’ont pas su mettre en place cette «gestion des frontières extérieures», qu’on revient maintenant au contrôle aux frontières intérieures – qui ne sert absolument à rien, je persiste.
Frontex fut créée dans les années 1990 pour anticiper un afflux potentiel de réfugiés économiques issus des anciens pays du bloc soviétique – raison pour laquelle le siège de l’agence est à Varsovie. Depuis, pratiquement tous ces pays sont devenus membres de l’UE, et les problèmes se sont déplacés au sud de l’Europe.

Le nom de ce village est désormais connu partout dans le monde.
Les chefs d’État et de gouvernement avaient décidé, en 2019, de créer un corps de 10 000 contrôleurs Frontex. Or, on plafonne à 3 000 à peine. Pour moi, il faut progresser dans cette direction-là : créer ensemble un contrôle efficace des frontières extérieures.
Les flux d’immigrants illégaux ont diminué ces dernières années, malgré la guerre en Palestine, à Gaza, au Yémen, en Somalie, tandis que de nombreux jeunes diplômés africains ou arabes aimeraient venir vivre et travailler en Europe.
Je crois que nous devrions avoir une politique de l’immigration choisie, offrir des perspectives à cette jeunesse, comme l’ont fait les Américains avant Trump, avec des quotas. D’autant que nous avons besoin d’eux, vu la démographie négative en Europe.
Aujourd’hui, l’héritage de Schengen est-il menacé?
Oui, parce que toutes ces politiques ont un impact négatif, dans l’économie et dans les mentalités. On fait miroiter aux gens qu’en contrôlant les frontières, la criminalité serait éradiquée, tout comme le terrorisme. Et en même temps, on se distance de ses voisins, ce qui est contre l’idée de l’Europe elle-même!
Notre intégration heureuse a laissé place à une coexistence peureuse. Je vois ça d’un très mauvais œil. Cependant, je suis convaincu que l’esprit de Schengen va survivre!
Ce 40e anniversaire, samedi à Schengen, ce sera une émotion particulière pour vous?
Déjà, ça me chagrine un peu, car ça me rappelle que j’ai 40 ans de plus : 81 ans, c’est terrible (il rit). J’ai été invité, donc j’y serai. Par contre, on ne m’a pas demandé de prendre la parole comme j’avais pu le faire au 30e anniversaire. Je ne suis pas quelqu’un de très émotif, alors je vais apprécier la cérémonie, sans plus.
Bien évidemment, je suis un peu fier d’avoir pu contribuer à cette œuvre importante, «fruit du hasard et de la nécessité», comme je l’avais noté dans mon discours il y a dix ans. On a signé cet accord par hasard, et c’est devenu une nécessité de progresser, de continuer à donner aux citoyens européens le plus de liberté possible.
Repères
État civil. Né le 3 avril 1944 à Luxembourg, Robert Goebbels est âgé de 81 ans. Marié, il est père de deux enfants.
Socialiste. Journaliste de formation, il démarre sa carrière au Tageblatt, et adhère au parti socialiste dès 1964. Élu au conseil communal de la ville de Luxembourg en 1976, il y siège comme conseiller jusqu’en 1984, puis de 1999 à 2005.
Politique nationale. Élu député en 1984, il intègre directement le gouvernement comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères, au Commerce extérieur et à la Coopération. En 1989, il devient ministre de l’Économie, des Transports et des Travaux publics, puis ministre de l’Énergie en 1994.
Schengen. En 1985, alors que le Luxembourg a la présidence du Benelux, il pilote la conférence intergouvernementale qui aboutit à l’accord de Schengen, qu’il signe en tant que secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il participe ensuite aux discussions menant au deuxième accord en 1990.
Député européen. En 1999, il est élu député au Parlement européen et vice-Président du groupe socialiste européen. Il sera reconduit en 2004, 2009. En 2014, à 70 ans, il met fin à sa carrière politique en décidant de ne pas se représenter aux élections européennes.