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[Album de la semaine] «Paradise Now» : Obongjayar, rêveur engagé


Retrouvez la critique musique de la semaine.

Il appartient à chacun d’avoir sa propre conception du paradis. Donc, à chacun d’entreprendre le voyage nécessaire à l’atteindre. Cette quête intime devait finir par incomber à Obongjayar, dont les chansons, qui défilent comme autant d’espaces mentaux, sont une affaire de cœur, d’âme et d’instinct. On ne parle pas de genres, pas plus qu’on ne saurait définir d’où vient son falsetto unique, à la profondeur spirituelle, mais qui sait aussi se faire plus aérien ou encore porter haut des revendications politiques sérieuses. Il suffit d’ailleurs de dresser la liste de ses featurings, pour lesquels le garçon est plus connu, pour s’apercevoir que son style, plutôt que de l’évaluer selon le nombre de frontières qu’il enjambe, doit être pensé en termes de constellations. Pêle-mêle, l’artiste de 32 ans a collaboré avec les rappeurs Jeshi, Little Simz, Octavian et Danny Brown, les jazzmen Kamasi Washington et Joe Armon-Jones, le prodige de l’electro Fred Again, le producteur et boss du label XL Recordings, Richard Russell…

En gros, rien chez Obongjayar ne répond vraiment aux étiquettes que l’industrie musicale s’oblige à coller aux artistes. Non seulement l’artiste sait bien le défendre, mais c’est sur ce terrain qu’il est le plus naturellement à l’aise et, en fin de compte, le plus réel. «Trop réel pour ce monde», même, ainsi qu’il fulmine sur Jellyfish, un orageux hymne electro-punk qui constitue l’un des morceaux de bravoure de son deuxième album. Car derrière ce personnage caméléon, aussi crédible dans la peau du macho vulnérable (Sweet Danger, Moon Eyes) que du satiriste révolté (Jellyfish, Talk Olympics, Not in Surrender), Steven Umoh cache un parcours de vie et d’artiste pour le moins révélateur. Né au Nigeria, où il fut élevé par sa grand-mère, loin d’un père violent, il est resté imprégné des chants traditionnels et religieux qu’il entendait chanter chez ses voisins. Quand, à la majorité, il rejoint sa mère partie vivre en Angleterre, il démarre une tout autre expérience de vie et commence à créer des ponts entre les cultures de ses deux pays – et plus loin encore, puisqu’il est biberonné à la musique noire américaine, à commencer par le rap et le R’n’B. Partout, les signes de la dévotion spirituelle, de la sensualité, mais aussi du droit à la parole et de l’affirmation de soi.

Armé de son falsetto unique sur des percussions obsédantes, Obongjayar célèbre son élévation en beauté

La recette de Paradise Now est, au fond, un peu la même que celle de son premier opus, Some Nights I Dream of Doors (2022) : des textes intimes et engagés, écrits avec les tripes (ses refrains sont semblables à des mantras) et mis en musique comme on le ferait d’un rêve ou d’une prière. Ce qui donne à cet album toute son énergie, ce sont les talents d’architecte d’Obongjayar : sa quête paradisiaque est placée sous le signe de percussions obsédantes, incessantes et ultrarapides. Tantôt incisives, tantôt adoucies par leur aspect synthétique (comme c’est le cas sur It’s Time, qui ouvre le disque), elles soulignent le lien de l’artiste avec la scène nigériane et ses pionniers, Fela Kuti et Tony Allen. L’afrobeat, ses origines et ses dérivés (highlife, jùjú, hiplife, fuji et itérations plus pop et contemporaines des mélodies traditionnelles) contribuent énormément à donner à l’album toutes ses couleurs : ainsi des chœurs de Sweet Danger et Not in Surrender, de la mélodie de Life Ahead ou Strong Bone… Et ainsi jusque dans les instants les plus ouvertement pop du disque, dont les remuants Holy Mountain, petit bijou d’afro-fusion, et le funk synthétique de Just My Luck.

La cohérence du projet est encore mise en évidence par la continuité qu’Obongjayar cultive tout au long de ces quinze titres, en reprenant des motifs d’une track à l’autre ou creusant un même univers sonore sur plusieurs chansons. À plus d’une reprise, les morceaux (en général les plus courts, sous la barre des trois minutes) fonctionnent par deux : la mélodie de It’s Time se poursuit sur Life Ahead, la soul intime et planante de Born in This Body trouve un contrepoint ironique avec Just My Luck, l’electro-funk millimétré de Not in Surrender est poussé au chaos extrême dans le jeu de batterie déconstruit d’Instant Animal… À ce petit jeu, l’enchaînement le plus marquant reste sans conteste Jellyfish et Talk Olympics, ce dernier, porté par un jeu de percussions démoniaque auquel se mêlent les «talk talk talk talk talk…» éructés par Obongjayar et Little Simz (seule artiste invitée de l’album), constituant la véritable charge punk du disque. Paradise Now trace un chemin complexe vers le nirvana, mais il n’est jamais tortueux – au contraire, il est plein d’assurance et célèbre son élévation (aussi sur la scène musicale) en beauté. Fan inconditionnel de Prince – que l’on croirait même entendre sur Not in Surrender –, on serait tenté, en conclusion, de reprendre pour le compte d’Obongjayar les fameux mots du critique américain Robert Christgau à la sortie du deuxième album du «Kid de Minneapolis» : «Ce garçon deviendra une grande star, et il le mérite.»