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[Critique cinéma] «The Phoenician Scheme» : Wes Anderson en mode féroce


(photo DR)

Son douzième long métrage est sans doute le plus féroce de tous les films de Wes Anderson.

On se laisse facilement avoir par ses traits éternellement juvéniles et ses obsessions esthétiques parfaitement identifiables, qui donnent l’impression que Wes Anderson est un artiste figé dans le temps, sinon prisonnier de son propre cinéma. Un sentiment renforcé par le potentiel «mémique» de son œuvre (créé en 2017, le compte Instagram «Accidentally Wes Anderson», suivi par plus de deux millions d’abonnés, a depuis été décliné en livre et en exposition) et deux récents longs métrages (The French Dispatch, 2021; Asteroid City, 2023) où l’exercice stylistique semble primer sur tout le reste, quitte à tomber (pour le premier des deux) dans une forme d’autoparodie, naïve et sans grands enjeux.

Du haut de ses 56 ans, le maître de la comédie excentrique aux décors en carton-pâte et aux castings dix étoiles, par ailleurs actuellement honoré par une sublime exposition à la Cinémathèque française, est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Asteroid City et les quatre courts métrages sortis sur Netflix dans la foulée (The Wonderful Story of Henry Sugar and Three More) voyaient Anderson expérimenter d’autres types de narration : le film dans le film, le rapport au théâtre, aux genres du cinéma – horreur, science-fiction, fresque historique – et à leurs codes…

Preuve ultime que son œuvre est en constante expansion, à la manière d’un effet boule de neige, son douzième film, The Phoenician Scheme, incorpore tous les éléments cumulés du cinéaste et ses tendances du moment pour devenir à son tour le plus féroce de tous. Même comparé à The Royal Tenenbaums (2001).

 

La filiation avec ce dernier tient évidemment à l’introduction d’un nouveau patriarche à la morale plus que douteuse, absent, égoïste, menteur, et qui en définitive n’a du «père» que le nom. Un peu comme le vieux magouilleur sans le sou, interprété par Gene Hackman, qui réapparaît dans sa famille après s’être fait mettre à la porte de son hôtel, Anatole «Zsa-Zsa» Korda (Benicio Del Toro) n’est pas tout à fait sincère quand il veut renouer avec sa fille, Liesl (Mia Threapleton).

En 1950, ce magnat des infrastructures commerciales est aussi l’homme le plus riche d’Europe, sur le point de finaliser un projet fou et mystérieux qui le fait rêver depuis 30 ans. Après avoir échappé à une énième tentative d’assassinat, il demande à sa fille de gérer temporairement ses affaires et la nomme seule héritière de sa fortune – problème : Liesl, qui se destine à devenir nonne, voit d’un mauvais œil celui qu’elle pense responsable de la mort de sa mère.

On parle tout de même d’un homme qui offre des grenades à tout-va (la bombe, pas le fruit) et qui dit «s’asseoir sur les droits de l’homme», mais les liens du sang, la prière et le sentiment profond qu’il y a du bon au fond de lui convainquent Liesl de suivre son géniteur.

Sur les routes de Phénicie, entre étendues désertiques et night-clubs de luxe, Zsa-Zsa, Liesl et Bjørn (Michael Cera), un entomologiste norvégien engagé comme assistant administratif, partent ainsi convaincre les partenaires de Korda des derniers arrangements en vue de la réalisation du fameux projet.

L’homme d’affaires se présente comme une sorte d’anti-Lawrence d’Arabie, un Citizen Kane du désert, plus préoccupé par sa propre réussite que par les ravages humains et économiques de son imposante entreprise. Mais l’interférence d’espions, qui forcent Korda à mettre toujours plus la main à la poche, la pugnacité de ses partenaires en affaires et la présence de sa fille le forcent peu à peu à revoir ses priorités. Éternel miraculé échappant sans arrêt à la mort, Zsa-Zsa sait que son «trépas» pourrait survenir «plutôt tôt que tard».

Son statut n’y change rien : invariablement balafré, plâtré ou battu, lui qui s’est sans doute longtemps rêvé en dieu accepte de n’être qu’un simple mortel, rejoignant ainsi les rangs de ces êtres ordinaires (humains paumés, chiens errants, renards traqués) que Wes Anderson aime jeter au beau milieu d’un récit hors du commun.

Anderson fait du sang, absent de la plupart de ses films, un élément essentiel de celui-ci – qu’il utilise évidemment avec parcimonie, et à des fins hilarantes. Et de cette manière, souligne à quel point c’est tout son cinéma qui, sous sa couche d’artifices fantasques et parfaitement millimétrés, est âpre et violent.

Quand il fait vivre à Zsa-Zsa des «expériences de mort imminente», Anderson divague vers un autre registre avec un noir et blanc évoquant Tarkovski ou Bergman, et se joue de lui-même en imposant comme figures «bibliques» (et muettes) Bill Murray, Willem Dafoe ou F. Murray Abraham, trois acteurs-piliers de son cinéma. Benicio Del Toro, jusque-là employé une seule fois (dans le meilleur segment de The French Dispatch), incarnerait donc un changement de paradigme : on voit en creux de ce personnage irrésistible mais terriblement complexe une itération humanisée d’un Donald Trump ou d’un Elon Musk (leur appât du gain, leurs méthodes obscures, leur manque de considération pour la famille), avec toutes les nuances de méchanceté que ces exemples impliquent.

En joyeux dynamiteur, Anderson le flanque d’une galerie de personnages – dont le génial Michael Cera, dont on ne comprend pas qu’il soit entré plus tôt dans la filmographie du réalisateur, mais aussi Richard Ayoade en guérillero et Bryan Cranston et Tom Hanks en hommes d’affaires qui aiment jouer leur business au basketball – qui remettent en perspective tout ce que le puissant tient pour acquis.

Le réalisateur, lui, le fait littéralement, reprenant à son compte la cruelle devise du personnage – «Si un problème se présente, aplatis-le» –, qu’il illustre déjà dans le sublime générique de début (une vue du dessus de la salle de bains de Zsa-Zsa), et qui lui permet surtout de mettre à plat la part d’humanité du protagoniste. Pas pour l’écraser, mais pour la mettre en lumière.

 

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