Avec Un simple accident, film de Jafar Panahi coproduit par Bidibul Productions, le Luxembourg savoure sa contribution à la nouvelle Palme d’or du festival de Cannes. Un succès d’estime qui ne doit rien au hasard.
Le week-end dernier, lors de sa traditionnelle visite au Pavillon du Luxembourg, à l’occasion du 78e festival de Cannes, le ministre de la Culture, Eric Thill, y allait franchement. Selon lui, sur la Croisette, d’année en année, «le Luxembourg fait la démonstration de son expertise, de sa créativité et de son esprit de collaboration. Il y est reconnu comme un acteur crédible et ambitieux à l’échelle internationale». Il ne croyait pas si bien dire : samedi soir, lors de cette grand-messe du 7e art, le Grand-Duché obtenait la plus haute des distinctions, la Palme d’or, primant Un simple accident, film de Jafar Panahi qui a bénéficié de l’appui technique et logistique de Bidibul Productions. Un succès qui, rappelons-le, confirme deux dernières belles prestations cannoises : en 2023, le pays s’illustrait avec six coproductions, réparties dans les différents segments du festival. L’année suivante, All We Imagine as Light, soutenu par les Films Fauves, obtenait le Grand Prix.
À ce stade, ne parlons plus de hasard, et même s’il ne s’agit «que» de coproductions, ces performances sont à mettre au crédit d’un Luxembourg qui avance à son rythme, avec ses moyens, son réseau et ses particularités. Une autre preuve? Durant la quinzaine, son nom était accolé, en grand, à l’emblématique hôtel Carlton, transformé en vitrine du divertissement de demain avec la seconde édition de la compétition dite «immersive». Parmi ces expériences spatiales et sensorielles, six œuvres «made in Grand-Duché» : une en compétition, qui repartira bredouille – The Dollhouse (Wild Fang Films) – et cinq autres devant montrer tout le savoir-faire du pays en matière de VR (réalité virtuelle), déjà auréolée lors de la dernière Mostra de Venise (pour Ito Meikyū et Oto’s Planet). Il y a trois mois, dans le cadre du Lux Film Fest, le public a eu l’occasion, au Cercle Cité et à Neimënster, de s’y frotter. À Cannes, selon le décompte du gouvernement, le rendez-vous a enregistré quelque 5 000 réservations. Un joli coup de projecteur, en somme.
«Double reconnaissance»
Mais la plus belle mise en lumière reste cette Palme d’or, associée pour le coup au prix de la Citoyenneté, remis pour la septième fois cette année et distinguant une œuvre aux valeurs de solidarité, de justice sociale, de respect des droits fondamentaux et de liberté d’expression. Doublement heureux, donc, le directeur du Film Fund Luxembourg, Guy Daleiden, n’a pas caché ses émotions : «Cette double reconnaissance est une immense fierté. Elle reflète la solidité de notre secteur audiovisuel», dit-il, avant de poursuivre à propos du triomphe d’Un simple accident, et par ruissellement, de celui de Bidibul Productions. «C’est un moment historique pour le Luxembourg! C’est la consécration d’années d’engagement en faveur d’un cinéma ouvert, ambitieux et humain. Ce succès témoigne de la maturité de notre secteur, de l’audace de nos talents et de la portée de nos collaborations internationales, au-delà des frontières et des contextes.» Même le Premier ministre, Luc Frieden, a été de son message de félicitation sur X.
C’est un moment historique!
Habitué, dans le passé, à briller pour la qualité et le charme de ses œuvres d’animation – cette année encore, en «séance spéciale», était présenté Marcel et Monsieur Pagnol de Sylvain Chomet (le réalisateur des Triplettes de Belleville), toujours estampillé Bidibul Productions –, ce coup-ci, le Luxembourg joint son nom à un film éminemment politique, aussi bien par son sujet, son réalisateur, que la manière dont il s’est fait. Un simple accident ausculte en effet le dilemme d’anciens détenus tentés de se venger de leur tortionnaire et livre une charge frontale contre les autorités de Téhéran. Une habitude pour Jafar Panahi, opposant au pouvoir iranien qui, à travers ses œuvres, défie la censure du régime, parfois au prix de sa liberté : il a été incarcéré à deux reprises (pour «propagande»), 86 jours en 2010 et sept mois entre 2022 et 2023. Il avait même entamé une grève de la faim pour obtenir sa libération.
Sa présence cette année sur la Croisette (et, de manière générale, à un festival) était d’ailleurs une première depuis 15 ans – il était assigné en résidence, jusqu’à peu, en Iran, et interdit d’y tourner. Ce qui ne l’a pas empêché, à distance, d’être régulièrement primé dans les plus grands festivals : entre autres, un Ours d’or à Berlin (Taxi Téhéran, 2015), le prix du meilleur scénario à Cannes (Trois Visages, 2018), le prix spécial du jury (Aucun ours, 2022) et un Lion d’or (Le Cercle, 2020) à Venise. Dans ce sens, rien n’a évidemment filtré sur son onzième long métrage, tourné clandestinement. La productrice de chez Bidibul, Christel Henon, confirmait le principe depuis Cannes, évoquant un tournage «complexe» du fait des «risques encourus» par Jafar Panahi et toute son équipe (au mépris des lois de la République islamique, plusieurs de ses actrices apparaissent sans voile à l’écran).
«Transformer les ténèbres en pardon»
Au point, parfois, d’avancer à l’aveugle : «On ne savait pas toujours s’ils filmaient ou s’ils étaient obligés d’arrêter», explique-t-elle, dans l’impossibilité de se rendre sur place. Avec ses partenaires français, Les Films Pelléas et Pio & Co, Bidibul assurera finalement en aval toute la postproduction, fier d’avoir participé à un «cinéma engagé» et «humain», loin de celui de «divertissement» dont la maison de production luxembourgeoise a fait ses habitudes. C’est aussi ce qui a motivé la présidente du jury, Juliette Binoche, qui en remettant la Palme d’or samedi, a évoqué la vocation des artistes à «transformer les ténèbres en pardon». «L’art provoque, questionne, bouleverse. Il mobilise l’énergie créatrice de la part la plus précieuse, la plus vivante, en nous.» De son côté, lunettes de soleil sur le nez et prix en main, Jafar Panahi, devant ses actrices en larmes, a lancé au public et aux Iraniens : «Mettons tous les problèmes, toutes les différences de côté», car «le plus important en ce moment, c’est la liberté de notre pays».
Le message du cinéaste de 64 ans a été entendu jusqu’à l’agence de presse officielle iranienne, IRNA, qui l’a salué d’avoir «apporté la Palme d’or au cinéma iranien», 28 ans après Abbas Kiarostami (pour Le Goût de la cerise). Interrogé, toutefois, sur le fait de savoir s’il redoutait de retourner en Iran après cette distinction, le cinéaste s’est montré catégorique. «Pas du tout. Nous partons demain», dimanche. C’est aussi le cas pour Christel Henon, de retour au pays après une semaine agitée. Une fois les émotions retombées, elle poursuivra ses efforts pour accompagner le film, dont la sortie est prévue début septembre, et en soutenir d’autres. Pour ce faire, elle pourra compter sur le ministère de la Culture qui, depuis Cannes, a réitéré son «engagement» auprès des professionnels du secteur de «renforcer la place du Luxembourg sur la scène internationale». Histoire que tous ces succès, et les suivants, ne soient pas de «simples accidents».
15
Avec cette Palme d’or, le cinéma luxembourgeois cumule aujourd’hui 15 prix sur la Croisette. Au total, ce sont 49 films coproduits par le Luxembourg qui ont été sélectionnés à Cannes depuis 1989, dont trois cette année.
Les principaux prix
Palme d’or
Un simple accident / Jafar Panahi
Grand Prix
Valeur sentimentale / Joachim Trier
Prix de la mise en scène
L’Agent secret / Kleber Mendonça Filho
Prix du jury (ex æquo)
Sirat / Óliver Laxe
Sound of Falling / Mascha Schilinski
Prix du scénario
Jeunes Mères / Jean-Pierre et Luc Dardenne
Prix d’interprétation féminine
Nadia Melliti / La Petite Dernière
Prix d’interprétation masculine
Wagner Moura / L’Agent secret
Prix spécial
Résurrection / Bi Gan