Augmentée, interprétée ou détournée, la notion de réalité s’invite au cœur de la pratique photographique à Esch-sur-Alzette. Preuve en est à la Konschthal, comme auprès de la plateforme Elektron. Entre les deux, une multitude de points de vue.
Chaque année, avec l’EMOP (Mois européen de la photographie), la discipline, toujours appréciée du public, déploie ses longs tentacules dans tout le pays. Une fois encore, pour cette dixième édition qui impose 27 expositions aux styles, humeurs et intentions bigarrés, il y a moyen de se perdre.
À Esch-sur-Alzette, toutefois, le fil rouge auquel on s’accroche examine la notion de réalité, pas de manière frontale mais avec distanciation. Ainsi, à la Konschthal, ce sont six artistes que l’on suit à la trace. Dans leurs sillages, des histoires d’hommes, de bêtes et de nature.
Erik Kessels oublie le ballon
Mais quelle est cette folle chorégraphie qui s’étale en grand sur les piliers du viaduc du chemin de fer? Ville européenne du sport 2025 et scène historique qui voit l’affrontement de deux clubs rivaux (la Jeunesse et le Fola), la ville d’Esch-sur-Alzette apprécie le football, même quand on oublie son principal accessoire : le ballon.
Avec sa série «Muddy Dance», le Néerlandais Erik Kessels s’amuse avec les terrains boueux et les amateurs anglais en short, prouvant au passage deux choses : sa passion pour la vieille photographie vernaculaire, qu’il déniche sur les brocantes, les puces ou internet.
Et son amour pour le décalage et la réappropriation. Avec lui, privés de cuir, les joueurs se transforment alors en danseurs, tout en virevoltes et en culbutes. Le résultat importe peu : ici, c’est l’élégance qui compte.
Gaëlle Choisne en tremble encore
D’origine franco-haïtienne, l’artiste Gaëlle Choisne a un vif souvenir du tremblement de terre qui a frappé Port-au-Prince et le reste du pays en 2010. Deux ans après, celle qui a récemment reçu le prix Marcel-Duchamp, va immortaliser le traumatisme et les vestiges de l’histoire coloniale avec sa série «Stèles».
Un travail qui, toutefois, dépasse la simple fonction mémorielle en raison de la technique employée : imprimée en sérigraphie sur une plaque de béton mêlée de sel, l’image a vocation à s’altérer sous l’effet de l’iode. Ainsi, les clichés montrant des bâtiments écroulés ou partiellement détruits s’effaceront progressivement.
Outre ses vertus rituelles (contre les esprits malveillants), le sel agit ici comme un révélateur du rapport ambivalent qu’entretient la société haïtienne avec la catastrophe qui l’a frappée : d’un côté, la nécessité d’en conserver le souvenir. De l’autre, la volonté d’en effacer les traces… pour reconstruire.
Guillaume Greff a (presque) vu le loup
Habitué à représenter dans son art la transformation des paysages et des écosystèmes sous l’action de l’homme, Guillaume Greff, de retour de Finlande, observe depuis l’avion le massif vosgien qui, à cette distance, lui paraît «artificiel», sans «trace sauvage».
On est en 2020 et, sans intention formelle, il file dans la forêt pour aller à la découverte du loup, bête à la mauvaise réputation qu’il ne connaît que sur les «t-shirts de Johnny Hallyday!». Dans une pratique qu’il définit comme naturaliste, il va alors le pister, observer ses mouvements, ses trajets, ses habitudes, et l’immortalise grâce à des caméras et des pièges photographiques qui enregistrent toute une ménagerie (lynx, chat forestier, bécasse…).
«En les suivant, explique-t-il, on regarde le paysage différemment.» En résulte un travail en noir et blanc à l’atmosphère étrange, dans le sillage de ces animaux difficilement visibles puis soudainement introuvables, car sûrement «chassés et tués».
Birgit Ludwig, mémoires de guerre
Née au Luxembourg et installée à Londres, Birgit Ludwig entretient une relation particulière avec le conflit de Bosnie-Herzégovine qui s’est achevé il y a trente ans (1992-1995). En effet, son père, qui travaillait pour une organisation intergouvernementale, y est mort peu après.
En 2020, elle repart alors sur place dans une quête à la fois intime et familiale, qui va finalement s’avérer universelle : «La guerre est terminée, mais les crimes se poursuivent à travers le déni de génocide, le révisionnisme, la glorification des criminels…».
Sans oublier ces corps jamais retrouvés, ou morceau par morceau. Face aux «traumatismes» toujours sensibles, elle se pose comme «témoin», dressant une carte émotionnelle englobant des portraits, des lieux (Sarajevo, Srebrenica…) et des détails à l’apparence anodine mais porteurs d’histoires personnelles comme collectives. Ici, un hôtel-spa, ancien lieu de tortures et de viols.
Là, une marche commémorative ou une montre retrouvée parmi des restes humains. Des photographies appuyées par des textes écrits à la première personne, poétiques et touchants. Face à la montée des populismes, oui, il est important de ne pas oublier.
Marc Schroeder refait l’Histoire
En décembre 1944, Staline signe un ordre intitulé «7161ss» visant à mobiliser et détenir tous les Allemands en capacité de travailler, hommes comme femmes, issus de Roumanie, Hongrie, Bulgarie, Yougoslavie et Tchécoslovaquie.
Au total, ils seront 112 480 à être déportés vers des camps de travail, notamment dans la région du Donbass. Le Luxembourgeois Marc Schroeder remonte la trace de l’Histoire et en 2021, témoigne de cette expérience dans ORDER 7161, livre photographique qui, au fil des chapitres, témoigne de la douleur de l’internement forcé, notamment grâce aux témoignages enregistrés de 40 survivants (seuls deux sont encore en vie aujourd’hui).
Combinant des portraits, des images d’archives et des productions plus personnelles (notamment des clichés de paysages), l’artiste exhume un récit tragique et méconnu, pour un devoir de mémoire du plus bel effet.
Séverine Peiffer, portraits en «transition»
Comment allier le passé et le présent, la surface et la profondeur, l’oubli et la reconnaissance? Séverine Peiffer a la solution avec ce qu’elle appelle une «rencontre photographique».
En face d’elle, des jeunes âgés de 16 à 26 ans, à l’avenir en pointillé, issus du Service national de la jeunesse (SNJ), du lycée de garçons d’Esch-sur-Alzette et de l’École nationale pour adultes (ENAD), qu’elle propose de photographier, mais pas n’importe comment : avec la technique du collodion humide, procédé ayant contribué à la démocratisation du portrait (1850-1880).
Vu que la méthode est longue – il faut compter une heure par photo –, l’artiste prend le temps pour discuter avec ses modèles, afin de mieux les connaître et de fixer leur «identité» sur des négatifs en verre. Si un panneau pédagogique, détaillant la démarche, est proposée, c‘est surtout la beauté du rendu qui touche. Au bout d’un «work-in-progress», ce sera 19 portraits qui seront montrés. Tous, rien que par le regard, ont une histoire à raconter.
«Reality Check» Jusqu’au 22 juin. Konschthal – Esch-sur-Alzette.
Elektron, plateforme libre
C’est une plateforme née durant l’année culturelle en 2022 et qui, comme le définit sa directrice Françoise Poos, est «nomade et en mode guérilla».
Comprendre sans lieu fixe et, par ruissellement, allant à la rencontre du public. Dans le cadre de l’EMOP, et pour sa seconde exposition qui prend principalement quartier au Centre Mercure à Esch-sur-Alzette, elle affiche, sans y démordre, ses principes : proposer un art numérique à l’intersection du «digital, des sciences et des questions de société».
Une philosophie qui s’observe dans une réunion de sept œuvres, parfois interactives, parfois immersives, et qui, si elles sont de formes hétérogènes, questionnent la même chose : les frontières, poreuses, entre le vivant et le technologique. Ici, donc, la réalité virtuelle s’acoquine avec l’intelligence artificielle pour sensibiliser sur l’environnement ou imaginer des «avenirs hybrides».
Entre autres, on peut ainsi, manette en main, incarner un feu de forêt ou un arbre comme dans un jeu vidéo (The Alluvials, Alice Bucknell), ou, plus drôle et tout aussi ludique, découvrir ce que l’IA fait avec les photographies documentaires des années 1960, célébrant les triomphes de la révolution verte américaine (New Farmer, Bruce Eesly). Une belle récolte pour Elektron!