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Zarabina, 30 ans d’engagement pour les femmes : «La société a changé, les mentalités aussi»


Véritable pionnière, l’association Zarabina asbl a accompagné des milliers de femmes sur le chemin de l’emploi en l’espace de trois décennies. (Photo : Fabrizio Pizzolante)

Pour les 30 ans de l’asbl Zarabina, Vera Spautz jette un œil dans le rétroviseur. En 1995, alors qu’au Luxembourg, les femmes restaient largement exclues du marché de l’emploi, elle a fait partie des militantes qui ont renversé la table.

Une centaine de personnes étaient réunies il y a quelques jours à Esch pour souffler les trente bougies de l’association Zarabina. Lancée par 16 militantes féministes le 15 mai 1995, la petite structure active dans le sud du pays, puis sur tout le territoire, a réussi un véritable tour de force en accompagnant les femmes sur le chemin de l’insertion professionnelle, à une époque où la société les retenait au foyer.

Face à des phénomènes inédits au Grand-Duché – divorces, familles monoparentales, désir d’émancipation – il a fallu bousculer les codes traditionnels. Une mission taillée pour la présidente et cofondatrice de Zarabina, Vera Spautz, qui nous raconte cette épopée.

Dans quel contexte est née Zarabina?

Vera Spautz : Au début des années 1990, toute l’Europe est frappée par la crise de l’acier. Le chômage explose, c’est là que les premières initiatives pour l’emploi commencent à germer au Luxembourg. Le marché du travail est majoritairement masculin, et le taux d’emploi des femmes largement sous la moyenne européenne.

Faits nouveaux, des femmes mariées veulent trouver un job après des années à s’être occupé de leur famille, tandis que celles qui sont séparées ou divorcées doivent absolument travailler. Mais sans formation, c’est l’impasse. Beaucoup connaissent de graves difficultés, et rien n’existe pour faciliter leur entrée dans l’emploi. Même l’Adem refuse de les inscrire!

Face à ce constat, avec un groupe de femmes engagées – des syndicalistes, des travailleuses sociales, des juristes, dont Jeanne Rouff, la première femme procureure générale d’État – on a décidé qu’il était grand temps d’agir. En mai 1995, on a lancé Zarabina – Initiatives pour femmes, dans le sud du pays.

Ça a été simple de trouver des soutiens?

Non, au début, on nous prenait clairement de haut. C’était compliqué de négocier avec les bourgmestres – exclusivement des hommes en ce temps-là, et souvent d’un certain âge : ils ne comprenaient pas du tout pourquoi les femmes devaient travailler!

Les communes d’Esch-sur-Alzette, Dudelange, Steinfort, Roeser et Clemency, nous ont d’abord accordé un don avant qu’on puisse signer des conventions en bonne et due forme et pérenniser notre action. Ce qui a réellement fait la différence, c’est l’octroi d’un budget par le Fonds social européen en 1997, et l’appui du ministre du Travail, François Biltgen, à partir de 1999.

Les bourgmestres de l’époque ne comprenaient pas pourquoi les femmes devaient travailler

Les bourgmestres n’ont pas saisi l’enjeu à ce moment-là?

Les hommes travaillaient, les femmes restaient à la maison pour faire le ménage et gérer les enfants : c’était comme ça, encore en 1995! Le Luxembourg accusait un certain retard par rapport à ses voisins européens, plus avancés sur ces questions.

Ici, on ne parlait pas du tout de concilier vie professionnelle et vie personnelle : les maisons relais n’existaient pas, ni les assistantes parentales, on manquait de crèches et leurs tarifs étaient excessifs. Il fallait se débrouiller!

Comment avez-vous contribué à la prise de conscience politique du problème?

C’était une période où, sur le terrain, on voyait apparaître des initiatives comme Objectif Plein Emploi, les CIGL, ProActiv, etc. Encore une fois, des formations et offres de réinsertion pensées pour les hommes, et rien pour les femmes. Alors, le 21 novembre 1997, en marge d’un Conseil européen extraordinaire consacré à l’emploi qui se tenait dans la capitale, on a lancé un contre-sommet.

Avec Zarabina et d’autres associations, on a monté notre propre Sommet pour l’emploi des femmes, le même jour, avec une trentaine d’organisations féminines et une grande marche à Luxembourg qui a connu un grand succès! Un coup d’éclat qui a marqué les esprits. Dans la foulée, la Ville d’Esch nous donnait deux petits bureaux et les moyens d’embaucher nos deux premières conseillères à temps partiel.

Quel accompagnement avez-vous mis en place?

Nos consultations individuelles ont démarré et c’est d’ailleurs resté le cœur de notre activité : un service de conseil gratuit pour les personnes qui recherchent un emploi, veulent se former dans leur domaine, ou se réorienter.

Au début, les possibilités de formation étaient limitées. Ça se résumait au secteur du nettoyage et à ce qu’on appelait la «bureautique». Dans le nettoyage, on assurait des petites sessions de formation, notamment en santé et sécurité au travail. Puis, on a ouvert notre formation phare, Communication et bureautique. On a toujours mis un point d’honneur à ne pas enfermer les femmes dans des métiers précaires : on voulait leur donner les moyens de poursuivre des études et mener ensuite une carrière dans le secteur bancaire ou en tant qu’assistante de direction.

D’ailleurs, dix ans plus tard, la BGL nous sollicitait pour former 25 femmes qui ont toutes été recrutées à l’issue des trois mois d’apprentissage. De quoi renforcer notre crédibilité. Puis, on a travaillé avec la Chambre des métiers et la Chambre de commerce, on a lancé du mentorat et des séminaires pour femmes créatrices d’entreprises, toujours dans cette optique de les pousser au plus haut.

Sa crainte pour l’avenir : voir le soutien aux associations baisser, dans un contexte économique tendu. (Photo : Fabrizio Pizzolante)

Et en 2002, vous décidez d’ouvrir Zarabina aux hommes. 

Oui, c’était directement lié à problématique de l’âge, qui touchait indifféremment les femmes et les hommes : une fois passé 45 ans, plus personne ne retrouvait d’emploi. Notre projet 45+ a donc été conçu pour ce groupe cible, tandis que notre programme Assistante de bureau est toujours resté réservé aux femmes.

À partir de 2007, Zarabina a pris une nouvelle envergure en bénéficiant d’un soutien du Fonds pour l’emploi : on a enfin pu travailler dans tout le pays, et plus seulement dans le sud. Et en 2014, on a ouvert notre deuxième bureau à Luxembourg. Actuellement, l’asbl compte 18 salariés et suit plus de 500 clients par an. Au total, en trois décennies, ça se chiffre en dizaines de milliers!

Sur le marché du travail d’aujourd’hui, à quels nouveaux défis sont confrontés vos clients?

D’abord, on remarque que de plus en plus de personnes souffrent de problèmes de santé, et notamment de santé mentale. Les gens subissent davantage de pression qu’auparavant. Certains ont perdu leur emploi, ont des soucis financiers, d’autres ont eu un accident, ne peuvent plus travailler, sont en reclassement. En fait, on voit à travers eux l’éventail de problèmes que connaît notre société : la crise du logement, les burn out, le harcèlement, ou encore les problématiques liées à l’accueil des réfugiés.

Les employeurs imposent une grande flexibilité : pour les salariés du nettoyage ou de la restauration, ça veut dire des journées de travail entrecoupées, sur une amplitude horaire décuplée. Les parcours ont aussi évolué : rentrer à l’Arbed comme dans le temps, et y faire toute sa carrière jusqu’à la retraite, ça n’existe plus! Ce qu’on voit sur les CV, c’est une accumulation de CDD, d’entreprises différentes, des petits contrats à temps partiel. Pas de quoi installer de la stabilité dans sa vie!

Sans parler du chômage des jeunes diplômés qui augmente : des bac+5 sont contraints d’accepter des jobs à la caisse des supermarchés pour avoir un revenu, ça on le voit. En parallèle, on constate un manque de qualification au niveau des langues, ils ont des difficultés à écrire correctement.

Comment réagissez-vous?

On s’adapte constamment. Par exemple, pour aider les salariés de la construction, qui sont des milliers sur le carreau, on doit trouver des chemins nouveaux : on a accueilli ici des hommes qui ne savaient faire que ça. Il a fallu les guider pas à pas pour qu’ils entrent dans l’ère digitale, des compétences indispensables aujourd’hui. Or, il y a énormément de gens pour qui les nouvelles technologies, ce n’est pas évident, parce qu’ils n’ont jamais appris.

On est aussi attentives à rester à jour : notre formation de secrétaire intègre désormais des outils d’intelligence artificielle. Et face aux nombreux cas de reclassement, nous avons ouvert le cours GesoL, qui traite les questions liées à la santé et la réintégration professionnelle. Dernièrement, nous avons également accompagné des adultes autistes, grâce à un partenariat avec la Fondation autisme Luxembourg.

La pauvreté est en hausse au Luxembourg et les femmes sont en première ligne

Et pour les femmes, qu’est-ce qui a changé?

Beaucoup de choses. La société elle-même, les mentalités. Malheureusement, on ne peut pas ignorer un certain retour en arrière, que ce soit avec Trump ou d’autres politiciens très à droite, hommes ou femmes d’ailleurs!

On parle d’égalité des salaires entre hommes et femmes ici au Luxembourg, mais pour moi, c’est un grand point d’interrogation, car je pense qu’on ne prend pas en considération les bons éléments pour comparer. Il y a des femmes qui gagnent bien leur vie, à des postes haut placés dans différents secteurs, ça oui, mais pour celles qui travaillent dans des branches moins valorisées, les salaires sont tellement bas qu’elles n’arrivent pas avoir une vie digne.

vec le coût de la vie qui augmente, on reçoit des personnes qui ont du mal à se nourrir jusqu’à la fin du mois, qui dorment dans leur voiture, alors qu’elles ont un emploi. La pauvreté est en hausse au Luxembourg et les femmes sont en première ligne.

Quel avenir se dessine pour Zarabina?

Après 28 ans d’existence, notre programme Assistante de bureau va s’arrêter, pour laisser la place, à partir de 2026, à une nouvelle formation de Secrétaire-Comptable, un profil très recherché par les employeurs : on organisera deux sessions par an d’une durée de trois mois, avec une période de stage.

Le reste de notre offre de cours et séminaires va se poursuivre, cela inclut nos consultations d’orientation professionnelle, notre séminaire Gesol, notre projet Tremplin pour planifier sa carrière, notre atelier dédié aux réfugiés pour préparer leur intégration au marché du travail luxembourgeois ou encore notre séminaire pour les plus de 45 ans.

J’espère surtout qu’on pourra préserver nos activités, car on remarque que, globalement, le soutien aux ONG tend à se réduire. L’affaire Caritas est passée par là, et au niveau des aides financières publiques, je crains qu’elles ne diminuent dans les années à venir. D’après ce qu’on entend, la tendance générale est aux économies, et je ne crois pas qu’on sera épargnées.