Utilisée pour créer de nouvelles recettes ou découvrir des associations de saveurs inédites, l’intelligence artificielle (IA) a réussi à se faire une place jusque dans des cuisines étoilées, mais son utilisation fait encore l’objet de vifs débats.
«Tout le monde parle de l’IA. J’étais à une table avec douze autres chefs et on ne parlait que de ça», racontait Matan Zaken, qui dirige le restaurant étoilé Nhome, à Paris, lors de la cérémonie du guide Michelin fin mars. «Vous seriez surpris de savoir combien de personnes l’utilisent» en cuisine, selon le chef de 32 ans, soulignant que l’outil d’IA générative ChatGPT s’est déjà frayé un chemin jusqu’à de nombreux fourneaux, même si certains de ses collègues hésitent à l’admettre. «Il y a beaucoup d’ego dans l’industrie. Ils ne vont pas le crier sur tous les toits», expliquait-il.
Matan Zaken a ouvertement adopté cette technologie qui, selon lui, a le potentiel de créer de nouveaux mariages d’ingrédients surprenants et ainsi de faire découvrir des saveurs originales. Au lieu de se fier à ses livres de recettes habituels, il a désormais accès à une vaste base de données en ligne contenant des photos de plats, des recettes et même l’analyse chimique des molécules alimentaires. Grâce à son outil d’intelligence artificielle, il a notamment découvert la complémentarité entre la cacahuète et l’ail des ours.
L’IA ne remplacera jamais la main de l’homme, le palais du cuisinier
Tout le monde ne partage toutefois pas son enthousiasme. Bien que les métiers de la gastronomie soient considérés comme relativement à l’abri de cette évolution technologique, contrairement à d’autres secteurs, l’idée que des ordinateurs puissent aider – voire remplacer – le processus créatif met certains chefs mal à l’aise. «L’intelligence artificielle ne remplacera jamais la main de l’homme, le palais du cuisinier», a jugé Philippe Etchebest, le médiatique chef qui fêtait sa deuxième étoile pour son restaurant bordelais, Maison Nouvelle, lors de la cérémonie du Michelin.
Pour d’autres, les nouvelles technologies vont à l’encontre de la vision de la cuisine comme un travail artisanal et fondé sur la transmission de savoir-faire. «Ce n’est pas vraiment dans l’esprit de la maison», a fait valoir Thibaut Spiwack, à la tête de l’établissement Anona, restaurant «écogastronomique» étoilé à Paris. «Mon intelligence est là», a de son côté renchéri Thierry Bridron, pâtissier et directeur de l’école Valrhona, un centre d’expertise dédié au monde du chocolat, en désignant ses mains.
Si la question de l’intelligence artificielle en cuisine fait débat, beaucoup semblent néanmoins prêts à l’adopter pour les décharger de certaines tâches, comme la rédaction de courriels, d’offres d’emploi ou l’établissement des plannings. Certaines applications, à l’image de Menu ou Fullsoon, offrent également des fonctionnalités très utiles, comme le calcul du coût d’une recette ou son empreinte carbone. En utilisant les données relatives aux achats et à la facturation, certains services peuvent par ailleurs aider les restaurants à prévoir la demande, en intégrant des facteurs tels que la météo et les dates des événements sportifs locaux.
Raphaël Haumont, expert en chimie alimentaire à l’université Paris-Saclay et cofondateur du Centre français de l’innovation culinaire (CFIC), estime toutefois que les changements les plus importants se produiront dans l’assiette. Selon lui, des bases de données avancées sur les ingrédients, contenant des informations détaillées sur les molécules qui produisent les arômes et les saveurs, pourraient aider à créer de nouveaux mariages surprenants. «L’ordinateur peut trouver des points communs totalement inattendus. Par exemple, le chocolat et le concombre, nous savons maintenant que cela fonctionne», décrit l’expert.
Selon lui, des robots de haute précision pourraient même effectuer certaines tâches perçues comme ingrates dans un secteur qui souffre d’une pénurie chronique de main-d’œuvre. «Qui veut éplucher des pommes de terre pendant deux heures?», interroge-t-il.