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[Rencontres d’Arles] La Luxembourgeoise Carine Krecké en guerre


(Photo : Carine Krecké 2024)

Pendant six ans, l’artiste luxembourgeoise a plongé corps et âme dans le conflit syrien. Une enquête à distance qui sera dévoilée cet été aux Rencontres d’Arles. Présentation.

Mardi au Casino, à l’occasion du débriefing annuel de Lët’z Arles, association qui veille à l’émancipation de la photographie «made in Luxembourg», elle offrait à l’assistance un regard bienveillant et un sourire généreux. Apparemment, Carine Krecké est sortie indemne de sa vaste enquête qui l’a emmenée, six années durant, au coeur d’une guerre lointaine, celle en Syrie. Et bien que le titre de sa prochaine exposition s’intitule «Perdre le nord», elle semble avoir retrouvé sa boussole après un plongeon dans l’horreur qui, parfois, l’a rongé de l’intérieur. Sa soeur Élisabeth, jamais bien loin de sa jumelle, revient sur l’expérience en tant que collaboratrice du projet et regard extérieur : «Pour elle, c’était devenu quelque chose d’addictif, d’obsessionnel, un truc qui vous colle à la peau». Sans oublier que quand on flirte avec le chaos et la barbarie, la réponse est de la même trempe : violente. «Ses comptes Facebook ont été attaqué, elle a été menacé», relate-t-elle encore, au point, dans ses moments les plus fragiles, de succomber «à la panique, à la paranoïa».

Avant, comme le dit le ministre de la Culture, Eric Thill, de prendre part à «la marche de l’Histoire» et d’interroger la banalité du mal, concept cher à Hannah Arendt, il convient de faire un saut dans le temps. On est en 2019 et Carine Krecké, candide avouée, tombe sur une série de photos sur Google Maps montrant la destruction d’Arbin, une ville de la banlieue nord-est de Damas. Ces images la frappent et la poussent dans une quête effrénée à l’information. Avec toutefois, en guise de bouée, une phrase de Georges Didi-Huberman tirée de sa série de livres L’Œil de l’histoire : «Trop loin, on perd de vue. Trop près, on perd la vue». «C’est une question de distance, géographique et d’implication», confirme-t-elle. Ainsi, jamais elle ne se rendra sur place. Son terrain sera celui des réseaux officiels, des forums et des plateformes d’échange, depuis lesquels elle accumule aléatoirement des données sur des images satellites, des cartes, des archives et des articles de presse, quand elle ne recueille pas les témoignages d’acteurs locaux croisés sur X (ex-Twitter) et Reddit.

Les aléas de l’Histoire

Pourquoi une telle entreprise? Pour répondre à une autre question, dit-elle : «Comment regarder la guerre?», surtout quand celle-ci est filtrée par les écrans pour arriver directement dans le «confort» de nos salons. Elle évoque alors la «souffrance» diffusée en boucle et une forme de minimisation de la violence, car de Gaza à l’Ukraine, «les images sont toutes les mêmes». Résultat : «Le message ne passe plus», clame-t-elle, et devant un «quotidien dérangeant», on se blinde, on résiste. Pire : on devient «insensible», détaché. «Mon projet est né d’une indignation face à l’indifférence cruelle dont les Syriens ont fait l’objet tout au long d’une décennie de barbarie». Décidée donc à ne pas «détourner les yeux», Carine Krecké va explorer les récits de destins tragiques, collectifs et individuels, à travers un «travail singulier et engagé», souligne Kevin Muhlen, commissaire de l’exposition qui prendra ses quartiers dès juillet à la Chapelle de la Charité d’Arles, avant, promet-il, un retour à la maison, chez lui au Casino, en 2027.

Avant de trop vite se projeter, «Perdre le nord» doit encore trouver sa forme définitive. «Il y a encore des choses à finaliser», relate  l’artiste, prise de court par les évènements. En effet, alors qu’à la rentrée de l’année dernière, elle ne sait pas quoi faire de cette masse de données accumulées – «j’étais devenue une experte sur le sujet, mais j’étais arrivée nulle part» – les aléas de l’Histoire vont jouer en sa faveur. D’abord avec sa sélection en septembre pour les Rencontres d’Arles. Ensuite avec la chute du régime syrien deux mois plus tard, et la fuite de Bachar el-Assad vers la Russie. «Elle s’est alors sentie plus libre», soulagée même, souligne sa soeur. Et par la force des choses, son investigation prenait là un sens nouveau : «Oui, une page s’est tournée, concède Carine Krecké, mais elle n’en clôt pas  l’horreur : elle en relève juste l’ampleur. Et ce qui était perçu comme une exploration quasi théorique du regard sur la guerre est devenu un témoignage d’avant la bascule, redonnant par la même du poids au geste documentaire : garder une trace, interroger les angles morts, porter attention à ce qui, hier encore, semblait voué à l’oubli».

Aucune image choquante

Cependant, aucune image choquante ne sera montrée : «J’en ai bien trop vu», dit-elle, refusant «de contribuer à ce « marché de la cruauté » qui gangrène une partie du photojournalisme de guerre aujourd’hui». Elle va alors déconstruire (et reconstruire) son expérience, prenant du recul face aux images, aux protagonistes et aux enjeux de son étude, devenue avec le temps affective. Au bout, trois oeuvres à la fois «poétiques et politiques, intelligentes et inquiétantes», dixit Eric Thill, qui, à leur tour, invitent le public à perdre ses repères et à sortir de ses certitudes. La plus imposante sera visible dès l’entrée de la Chapelle : côté pile, un dessin digital de 4 mètres de long, illustration d’une guerre «générique» composée à partir de fragments de photos réelles de villes pulvérisées. Côté face, un «all-over text work», soit un mur surchargé de textes échappés des réseaux sociaux, sorte de déversoir pour l’artiste, «saturée par le réel».

Les autres travaux s’afficheront sous la forme de vidéos, format audacieux pour un festival de photos. D’abord «Trop loin, Trop près», court-métrage expérimental constitué de prises de vue aériennes ou, à l’inverse, extrêmement rapprochées. Constat : «Que l’on soit à deux centimètres ou à dix kilomètres de hauteur, les images se ressemblent». Une manière aussi de dire que «la guerre est partout». Ensuite, «Prête-moi tes yeux», anthologie de quatre micro-récits suivant des témoins locaux qui, dès 2015, avaient détourné l’outil cartographique Google Street View pour témoigner, grâce à des photos à 360 degrés, des faits et crimes perpétrés dans leurs régions. Des guides de tout bord (pro-régime, islamistes radicaux, démocrates, laïques) aux regards subjectifs plein de «cruauté et d’humanité». Une ambivalence qui fait tout le sel du travail de Carine Krecké, où le réel se mêlent à l’allégorie. Car l’important n’est pas de passer un message, ni d’imposer une vérité mais, comme le disent les deux soeurs à l’unisson, de proposer une expérience où «l’image devient une matière à interroger, à éprouver».

Trop loin, on perd de vue. Trop près, on perd la vue

En bref

56e édition

Du 7 juillet au 5 octobre

46 expositions

27 lieux

160 artistes présentés

www.rencontres-arles.com

Carine Krecké – «Perdre le nord»

Chapelle de la Charité (Arles)

www.letzarles.lu

Aux Rencontres d'Arles, des photographies «engagées»

Des favelas brésiliennes à la mafia sicilienne en passant par les peuples autochtones australiens, la 56e édition des Rencontres de la photo d’Arles, «polyphonique» et traversée par l’engagement, fait de l’image un «outil de résistance» à l’heure où certains voudraient effacer les mémoires. «Il n’y a pas une voix qui empêche une autre d’exister. Ce que l’on cherche à faire, c’est donner la voix à tous» car «pour pouvoir décrire une situation, il n’y a rien de tel que d’avoir différentes perspectives», explique Christoph Wiesner, directeur des Rencontres, qui accueilleront 46 expositions cet été à Arles, dans le sud-est de la France.

Après une édition 2024 marquée par une affluence record de 160 000 visiteurs, cette nouvelle, placée sous le signe des «images indociles», entend plus que jamais porter la voix de ceux que l’on entend peu (et peut-être bientôt plus) de l’Australie au Brésil, en passant par l’Amérique du Nord et les Caraïbes. «C’est quand même aussi notre rôle, vu ce qui se passe, de dire aux gens « réveillez-vous, regardez ce qui se passe et ne soyez pas dociles »», poursuit-il. Que ce soit dans l’exposition collective «On Country», donnant à voir les liens entretenus par les communautés autochtones australiennes avec leur terre, ou bien dans plusieurs projets présentés dans le cadre de la saison «Brésil-France 2025», le festival fait résonner les «contre-voix».

Les Rencontres feront également cette année la part belle à des travaux plus intimes autour de la question des liens amicaux et familiaux. Ainsi, dans le «Syndrome de Stendhal», la photographe américaine Nan Goldin mettra en regard des images de chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art avec des portraits de ses proches. Deux grandes rétrospectives permettront en outre de se plonger, d’une part dans l’oeuvre de l’Américain Louis Stettner, célèbre pour ses photos de rues à New York ou Paris, et engagé dans les luttes politiques et sociales des années 1970, d’autre part dans celle de la photojournaliste italienne Letizia Battaglia, décédée en 2022, connue pour avoir documenté les crimes de la mafia sicilienne.

Fidèle à sa volonté d’établir des ponts avec d’autres disciplines, en l’occurrence la mode, le festival consacre aussi une exposition inédite, conçue à partir de la collection photographique du musée Yves Saint Laurent Paris. La photographie vernaculaire sera enfin présente, avec notamment le projet d’Agnès Geoffray qui réinterprète des photographies prises dans les «écoles de préservation», ces institutions publiques françaises où étaient enfermées les jeunes filles considérées comme «inéducables» de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle.