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[Cinéma] «The New Year That Never Came», un Noël pas comme les autres


Les dernières heures du régime de Ceausescu, vécues par une poignée de citoyens lambda : avec The New Year That Never Came, Bogdan Mureşanu, nouveau venu dans le cinéma roumain, signe un coup de maître.

À l’approche de Noël 1989, en Roumanie, l’heure de la révolution a sonné. Mais entre les autorités qui, plus méfiantes que jamais, tentent de sauver les apparences coûte que coûte, et la grande confusion qui gagne la population, la chute de Nicolae Ceausescu a un goût de terreur, de colère et de joie immense tout à la fois. Ce que Bogdan Mureşanu restitue formidablement dans son premier long métrage, The New Year That Never Came, récompensé à Venise (Grand Prix de la sélection Orizzonti) et double vainqueur du dernier LuxFilmFest (Grand Prix et prix de la critique). Adapté de son propre court métrage The Christmas Gift (déjà vainqueur du festival de Clermont-Ferrand 2018), Mureşanu étend son observation des dernières vingt-quatre heures de la vie en dictature à six personnages dont le destin sera bouleversé par ce vent de changement.

En près de deux heures trente, cette fresque politique à hauteur de citoyens lambda passe d’un personnage à l’autre, sans savoir que leurs histoires individuelles, entre comédie absurde et tragédie âpre, convergent toutes vers le même dénouement. Loin d’être inédit au cinéma, le sujet – précédemment raconté dans 12:08 East of Bucharest (Corneliu Porumboiu, 2006) et The Way I Spent the End of the World (Catalin Mitulescu, 2006), mais aussi dans le film anglais Two Deaths (Nicolas Roeg, 1995) – donne ici lieu à une œuvre chorale magistrale que son auteur a imaginée «dans la tradition roumaine de l’humour noir : pleurer et rire en même temps». Mais plutôt que de s’en remettre à ses aînés du cinéma roumain, The New Year That Never Came cite comme inspirations premières Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999) et Short Cuts (Robert Altman, 1993).  «Ce kaléidoscope au ton tragicomique offre une perspective différente sur la révolution», lance, définitif, Bogdan Mureşanu : «Les personnages ne savent pas qu’il y a un happy end. Ils vivent dans la tragédie, dans un monde de peur (…) Mais pour les spectateurs, c’est une comédie parce qu’ils connaissent déjà la fin de l’histoire.»

Ce kaléidoscope au ton tragicomique offre une perspective différente sur la révolution

Parmi les protagonistes qui portent cette passionnante mosaïque de la révolution roumaine, on rencontre un ouvrier et père de famille qui doit cacher son aversion pour le régime, une comédienne de théâtre dissidente appelée à réciter en public un hommage à Ceausescu, une équipe de télévision prise dans un casse-tête lorsqu’elle est forcée de rectifier un plan déjà tourné pour une émission de propagande (une vraie émission «qui, ironiquement, n’a jamais été diffusée puisque Ceausescu a été exécuté le jour de Noël», précise Mureşanu)… Autant de personnages dont l’isolement reflète la vie en dictature, où «la peur et le soupçon transforment la société en un archipel d’îles minuscules et fermées». Le point de départ de la révolution clôt le long métrage, actant ainsi l’improbable réalisation d’un rêve qui, pour les personnages – et par extension l’ensemble de la population roumaine –, semblait jusque-là inatteignable. «Je voulais réaliser un feel good movie», dit le réalisateur, qui a délibérément «choisi de terminer le récit au moment où tout était parfait» – car, «immédiatement après (la chute du régime), il y a eu de la violence et des morts».

Bogdan Mureşanu affronte aussi cette violence, notamment à travers le parcours malheureux d’un adolescent cherchant à fuir le pays, mais il se concentre en premier lieu sur la violence morale des situations kafkaïennes montées par le régime au moment où celui-ci est poussé vers ses ultimes retranchements paranoïaques. Un regard décalé qui prête à rire, parfois aux éclats, derrière le sérieux du sujet. Il en va ainsi de Gelu (Adrian Vancica), l’ouvrier et «héros malgré lui», qui voit rouge lorsqu’il apprend que son fils, dans sa lettre au père Noël, a demandé comme cadeau pour son père «la mort de l’oncle Nic» – le surnom du tyran. Ou les conversations en salle de montage, aussi hilarantes qu’interminables, entre les techniciens de la chaîne de télé, qui doivent redoubler d’inventivité (ou de stupidité, c’est selon) pour remplir le cahier des charges.

Malgré un petit budget (1,5 million d’euros), Mureşanu rejoint l’excellence de ses modèles américains à l’aide d’une «caméra libre de ses mouvements» et une esthétique joliment surannée, faussement nostalgique. Le procédé esthétique – caméra portée, format carré, zooms… – éclate dans un final étourdissant monté au son du Boléro de Ravel, qui «devait pouvoir saisir l’importance de la scène (…), quand Ceausescu est hué pour la toute première fois en public», explique le réalisateur. «Ce meeting a été retransmis à la télévision et a été vu dans chaque foyer. C’est un moment symbolique (…) : sous les yeux (des Roumains), le leader autrefois élevé au rang de quasi-divinité révélait sa vraie nature, celle d’un vieillard rabougri, terrifié par la colère de la foule.» À l’écran, l’écrasante absence-présence du dictateur vole en éclats; le seul et unique chef, dans ce film que l’on retient déjà comme l’une des meilleures sorties du printemps, s’appelle Bogdan Mureşanu.

The New Year That Never Came,
de Bogdan Mureşanu.