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[Musique] Deborah De Luca, woman machine 


Deborah De Luca joue en live ce samedi à la Rockhal. Vu que la Napolitaine est une femme machine autant qu’une star de la techno, faisons un retour sur les liens étroits entre l’Italie et l’electro – sinon entre la Botte et les robots.

Du disco et des robots

L’italo-disco, c’est l’electro robotique à parfaire ou en perpétuelle mutation. Appelée aussi «disco spaghetti», elle est aujourd’hui resservie à toutes les sauces. À la base, dès la fin des années 1970, il s’agit d’un mélange de disco et de pop synthétique, ce sont des voix, fréquemment de femmes, qui performent sur des boîtes à rythme avec des effets technologiques aussi futuristes que «too-much». C’est «à l’italienne», selon le principe d’en faire plus, sinon d’en faire trop, comme l’italo-house elle-même, qui possède une vitesse plus élevée que la house traditionnelle et qui cartonne dans les raves anglaises à la fin des années 1980.

Il y a aussi un surplus de sexy du côté visuel : les pochettes, avec des femmes tout en tenues légères et poses lascives, ressemblent à des affiches de films érotiques. Il est question de sublimation, et c’est comme s’il s’agissait de l’invention d’une intelligence artificielle puisque les femmes sur les pochettes ne sont la plupart du temps pas celles qui vocalisent sur les morceaux. Quant au chant dans un anglais fort approximatif, en plus de l’accent italien à couper au couteau, il peut renvoyer à de la traduction automatique. C’est de l’electro façon gros sabots. Après le disco aux plateformes shoes : le disco de la Botte.

L’italo est post-disco autant qu’elle est pré-house et proto-techno. Si l’italo doit au disco, la house de Chicago lui doit en retour, la techno de Détroit aussi, le producteur Bobby Orlando pas moins – une machine (à hits), un robot (malin et bien configuré). En 1983, Alexander Robotnik – le nom qui traduit tout – popularise, avec Problèmes D’amour, le son du synthétiseur Roland TB-303; ses sonorités acides se retrouvent sur I’v Lost Control de Sleezy D (1986) et Acid Traxs de Phuture (1987), deux morceaux qui inaugurent l’acid house et ses belles remontées mécaniques.

En plus d’Einzelgänger en 1975, soit un disque electro d’avant-garde ou la synthèse parfaite du disque de robot (vocoder et synthétiseurs androïdes) Giorgio Moroder représente le disco italien. Le moustachu collabore avec Donna Summer, mais aussi Blondie, Sparks puis Kylie Minogue, et, plus que Phil Spector dans les années 1960, car il s’agit là d’electro, Giorgio redéfinit la notion d’«homme-machine» ou de robot. Au service de jolies voix, il façonne des tubes en or pour les dancefloors avec une créativité pour le moins impressionnante, qui dépasserait l’humain.

Bienvenue dans le monde virtuel

Le mythique Franco Battiato est lui-même un robot, si l’on écoute Fetus et Pollution, ses premiers disques expérimentaux sortis en 1972. Il en va de même, dans les «eigthies», avec le fou bidouilleur Maurizio Marsico et ses samples déglingués, ses déformations vocales et ses collages farfelus, dans l’esprit bande dessinée à cheval entre la science-fiction et le dadaïsme. Entre 1979 et 1984, il y a la formation Superobots qui compose des génériques de dessins animés avec des… robots : Il grande Marzinga, Gordian, Daltanius, Trider G7 Supercar Gattiger ou Jeeg Robot dont l’adaptation au cinéma en 2017 (par Gabriele Mainetti) demeure l’un des rares exemples de film italien de superhéros. À cette époque, la cold wave reflète un présent glacé comme la peau d’un robot, alors que Francesco Messina fait, de son côté, ses cavalcades new age sur un son que l’on croirait digitalisé, agrémenté de chants puissants, il invente malgré lui la «vapor wave».

Avançons jusqu’à la fin des années 1990 avec Subsonica. Au milieu d’une dune en forme de tétons et de nombrils, une entité cyberpunk pointe son revolver, survoltée, en direction de l’auditeur qui regarde la pochette. Bienvenue sur Microchip Emozionale (1999), un disque post-futuriste sorti pile avant le bug de l’an 2000. L’objectif de cette épopée de science-fiction dystopique? Que la pop et la jungle tripotent le trip hop, que la dub étreigne la dance, que la house à guitare s’accouple à l’indus, mais le disque annonce surtout la démocratisation d’internet, donc le début d’une nouvelle solitude, la fin de l’intimité, et peut-être, par extension, une nouvelle forme de déshumanisation qui n’a plus grand-chose à voir avec le robot.

Italo-techno

Place maintenant au nouveau siècle. Un animal sauvage tel que Megahertz s’envisage comme un «homme-machine»; il reprend d’ailleurs au stylophone le Pocket Calculator de Kraftwerk, lorsqu’il ne dialogue pas avec la même synthèse vocale de Macintosh que le Milanais Benny Benassi sur son tube planétaire Satisfaction. Plus récent, il y a Myss Keta, qui semble être un hologramme, avec ses lunettes noires («du soir»), mais surtout avec ses masques, et il ne s’agit pas des casques de Daft Punk, non, ce sont ceux que le monde entier portera en 2020. Keta, c’est de l’electro qui bugue (Spam) et l’instrument voix qui s’amuse de sa sensualité (Una donna che conta), mais son culte se construit autour de la question du post-humain : elle est une icône, mais… existe-t-elle?

À la fin des années 1980, les pionniers du clubbing s’appellent David Mancuso, Steve D’Acquisto, Grasso ou Siano – oui, des Italo-Américains. Aujourd’hui, la scène électronique transalpine se porte très bien avec Caterina Barbieri, Giorgia Angiuli, Lorenzo Senni, ou, autre nom de groupe éloquent, Godbless Computer. À part, il y a Cosmo, lequel mixe techno-house et pop italienne «d’auteur». En 2018, il publie Cosmotronic, un double album avec, sur la face A, de l’electro-pop en italien, et, sur la face B, de la house-techno, où les mots, rares, sont répétés façon mantra – ou, adlib, façon robot. Lors des concerts, les textes, progressivement, ne laissent place qu’à la musique, à l’ambiance, au lâcher prise; c’est un peu comme si l’artiste, au cœur de son estrade, se métamorphosait une bonne fois pour toutes en machine.

Machine de guerre

Deborah De Luca pourrait être une version hardcore de Cosmo. Plus radicale, plus mélancolique, plus sombre, elle aussi est dans le «plus» – très «italienne» alors. Aussi minimale puisse-t-elle être, sa techno se révèle lyrique, mais emportée par de brutales déflagrations qui, au premier coup d’œil (et d’oreille), paraissent à mille lieues de sa ville de naissance, Naples. Mais attention, pas n’importe quelle zone : l’artiste vient de la Scampia, un quartier fantasmé par les rappeurs français (SCH ou PNL ont tourné des clips là-bas) depuis le succès de la série Gomorra.

Sous cet angle, d’accord, sa musique électronique âpre est une sorte de carte postale naturaliste de cet environnement constitué de logements sociaux où flotte un parfum de violence qu’il s’avère donc vital de transcender via les pulsations électroniques. L’Italie est bien le pays de Luigi Russolo, le parrain de la musique noise et industrielle, et ce sont ces sonorités, passées au filtre de la basse profonde, qui déteignent dans les disques en deux volumes Hard Pop (2024 et 2025). Sa techno ne suinte pas trop les forêts de rave parties, mais les blocs de béton trempés dans la peinture postapocalyptique, à destination de ceux qui suivraient la rythmique comme des automates aliénés.

De Luca a été serveuse en club et même danseuse, avant de switcher pour définitivement passer de l’autre côté du miroir et mener la danse, en tant que DJ. C’est un fait, un cliché : les Italiens parlent avec les mains; ils savent donc s’y prendre derrière les platines? Quitte à se priver de mots? Oh non. Par-delà les gimmicks synthétiques envoûtants, il y a chez Deborah De Luca, du grain humain puis des guests, comme Emma ou Valeria Mancini, ainsi que des airs de «déjà entendus», puisque c’est un tas de chansons déjà croisées quelque part que De Luca «remixe», au sens de se les réapproprier; c’est entre la reprise et la correction – pour «revu et corrigé par». Du Britney, du Eminem, du Matia Bazar…

L’artiste se souvient enfin des années 1990, quand la dance italienne envahissait le monde, puisqu’elle réadapte la dream trance Children de Robert Miles. En fait, si Deborah De Luca est une machine, c’est une machine de guerre. Elle est une intelligence pas artificielle, car les mélodies par-dessous les «BPM» rappellent toujours que sa musique est, pour paraphraser et féminiser le titre de l’ouvrage de Nietzsche, humaine trop humaine.

Rockhal – Esch-Belval.
Samedi à partir de 21 h.
Support : Feller & Netty Hugo

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