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[Bande dessinée] «Krimi» : dans les ténèbres de Fritz Lang


Après Colorado Train, Thibault Vermot retrouve Alex W. Inker. Ensemble, ils plongent dans les bas-fonds de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, là d’où va naître le chef-d’œuvre M le maudit, et là d’où prendra racine le nazisme.

Il y a des films qui marquent leur temps. M le maudit est de ceux-là. On se souvient de ce personnage à la démarche titubante et aux yeux exorbités, meurtrier caché dans l’ombre, sifflant une obsédante ritournelle avant d’accomplir ses sales forfaits. Première production parlante de Fritz Lang (1890-1976), ce dernier est un réalisateur star, notamment depuis la sortie de Metropolis en 1927. Avec une œuvre à l’esthétisme sombre, à la tonalité étrange et aux thématiques qui s’intéressent à l’homme dans ses dérives (pouvoir, vengeance, violence…), le cinéaste est vite qualifié de «maître des ténèbres». Un pseudonyme qui retrouve tout son sens à la lecture de Krimi, ouvrage virtuose et terrifiant à la fois.

Il est signé d’un duo qui s’est fait la main avec Colorado Train, déjà sorti chez Sarbacane (2022), soit l’histoire d’adolescents paumés tuant l’ennui en enquêtant sur un mystérieux tueur cannibale, au cœur d’une Amérique profonde dévastée par l’alcoolisme et les traumatismes du Vietnam. Coincé entre les univers de Larry Clark et Stephen King, ce premier roman de Thibault Vermot bénéficiait alors du trait caméléon d’Alex W. Inker, dessinateur inclassable à la palette insaisissable, autant à l’aise dans le Paris d’après-guerre (Apache), la boxe (Panama Al Brown), la propagande communiste (Servir le peuple), l’Amérique de Steinbeck (Un travail comme un autre) et le drame ouvrier (Fourmies la Rouge).

Le réel est infiniment plus cruel que la fiction

Cette fois-ci, les deux auteurs remontent aux années 1930, dans une Allemagne agonisante, fragilisée par la crise économique et la montée du nationalisme. On est à la fois dans la petite et grande histoire : d’un côté, il y a la ville de Berlin, cité gangrenée par les vols, les bagarres, les jeux, la pègre et la prostitution. De l’autre, il y a Fritz Lang, artiste intransigeant mais qui doute : son prochain film, La Femme sur la lune, ne le satisfait pas. En perte de confiance, il fait alors une rencontre décisive : celle de l’inspecteur Lohmann, ancienne connaissance (il a enquêté sur le meurtre de sa femme) et imposant bonhomme qui va lui proposer de le suivre dans ses tournées nocturnes afin de lui redonner de l’inspiration.

Un pacte faustien qui pourrait bénéficier à chacun : le premier voit en effet dans l’art, et par extension le cinéma, un moyen de baisser la criminalité, puisque «la violence exorcise la violence». Le second y voit lui une opportunité, rêvant depuis toujours de saisir la réalité derrière sa caméra, et ainsi «gommer la différence entre la chair et la pellicule». Si les homicides sont légion à l’époque (il y aurait 1 720 potentiels meurtriers, rien qu’à Berlin, selon les statistiques de Fritz Lang), le tandem s’intéresse à ceux signés du mystérieux «vampire de Düsseldorf», qui tue les enfants et viole les jeunes femmes, fascinant et terrorisant à la fois une société fondée sur la rumeur et la dénonciation. Mais percer à jour les motivations d’un tel individu n’est pas sans risque, bien qu’un mal encore plus grand plane sur le pays tout entier…

Krimi (terme qui désigne les films noirs et autres thrillers) est un bel hommage au 7e art et l’une de ses grandes figures, sans chercher la facilité. Il évite ainsi l’exercice de la biographie documentée pour mieux brouiller les pistes, notamment autour du personnage de Fritz Lang, les rumeurs sur l’assassinat de sa première épouse et celle qui entoure son œil malade. Bien sûr, avec lui et ses excès de toute puissance, on file sur le tournage, on redécouvre les extraits de M le maudit, on assiste au casting, à la réalisation du décor, à l’arrivée du son… Mais là n’est pas l’essentiel : c’est un regard sur l’Allemagne qui va sombrer dans le nazisme qu’offre l’ouvrage, à travers le filtre de ce film pour beaucoup prophétique car se servant du fait divers comme d’un symptôme aidant à comprendre les problèmes d’une société.

Pour raconter cette République de Weimar souffrante, marquée par la Première Guerre mondiale, rongée par la récession, gangrénée par la haine et la peur, Thibault Vermot pénètre dans les tréfonds de la «ville moderne» sans prendre de gant, là même où le sexe, le crime et la cupidité fourmillent. Sur plus de 270 pages, 24 courts chapitres (comme autant d’images par seconde à l’écran) et avec un sens de la mise en page parfois original (façon jeu de l’oie), il dépeint les aspects les plus obscurs de la nature humaine. Une descente aux enfers appuyée par le travail à l’encre et au fusain d’Alex W. Inker, qui noie les personnages dans une atmosphère grise et pesante. Et qu’importe si Krimi s’amuse quelques fois à jouer avec la vérité, car le cinéma n’est finalement qu’une vaste illusion. Surtout, comme le dit l’inspecteur Lohmann : «Le réel est infiniment plus cruel que la fiction». L’Histoire va lui donner malheureusement raison.

Krimi, de Thibault Vermot
et d’Alex W. Inker. Sarbacane. 

L’histoire

1930. Une grande artère du Berlin, à la nuit tombante. Un homme s’approche de Fritz Lang et l’apostrophe. Il s’agit de l’inspecteur Lohmann qui avait enquêté sur la mort suspecte de la femme du cinéaste, sept ans plus tôt. Le policier lui explique qu’il travaille sur une effroyable enquête dont il aimerait que le réalisateur s’inspire pour son prochain film : il s’agit de l’affaire dite du «vampire de Düsseldorf», un assassin qui tue et mutile de façon atroce ses victimes féminines avec des ciseaux, terrorisant – tout en la fascinant – la population allemande. L’idée de tourner un film sur le criminel fait son chemin. Fritz Lang accepte et plonge dans les lieux les plus sombres de la capitale…

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