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[Critique théâtre] «Prima Facie» : la justice est ainsi faite


À voir jusqu'au 18 mai. (photo DR)

Le Quotidien a assisté à la représentation, au Théâtre du Centaure, de Prima Facie de Suzie Miller. Une pièce mise en scène par Marja-Leena Junker, avec Céline Camara. Une charge féroce contre la machine judiciaire dominée par les hommes, que Céline Camara prend à bras-le-corps.

D’abord un appel, une réclamation, et finalement un slogan : «Il faut que la honte change de camp.» Cette phrase, comme un nouveau théorème face auquel nos systèmes de pouvoir – dont la supposée aveugle justice – semblent si résistants, on l’a souvent entendue, depuis la première élection de Donald Trump, entourée de scandales sexistes, et l’affaire Weinstein, jusqu’au procès des viols de Mazan.

Entre ces deux repères historiques, en 2019 à Sydney, est créée la pièce de Suzie Miller Prima Facie, ou l’exploration minutieuse d’une société sous domination masculine, représentée ici dans le contexte très officiel de la justice, en forme de monologue au féminin.

Cette phrase, on ne la trouve nulle part dans le texte de l’Australienne, tout comme on n’entend jamais les réponses aux contre-interrogatoires manipulateurs de Tessa (Céline Camara) visant à déstabiliser les victimes présumées d’agressions sexuelles. Pourtant, elle flotte partout dans le récit du parcours de l’avocate, qui connaîtra, donc, les deux camps.

En exposition d’un récit-puzzle avec sauts dans le temps et jeux de miroir, on rencontre Tessa à la barre du tribunal. Déjà brillante avocate au pénal, elle défend surtout des hommes, agresseurs présumés – les cas qu’elle préf

ère : avec ce genre d’affaires, où le manque de preuves et la mise en doute de la parole sont monnaie courante, elle se pose en virtuose des ficelles du métier, qu’elle expose en toute franchise.

Moralement, Tessa n’a aucune honte à avoir : issue d’une famille modeste de Liverpool, elle a travaillé dur pour en arriver là. L’université de Cambridge, les premières affaires gagnées, sa réputation dans le métier, la perspective d’intégrer le cabinet d’un «KC» (conseiller du roi), chaque victoire obtenue, chaque barrière franchie dans la pyramide sociale, l’ont été à la sueur de son front – et, il faut le dire, sans toujours y croire, si l’on se rapporte à sa condition première. Et puis…

Dans cette fable horriblement réaliste, il y a un point de bascule. Un soir, son collègue James, qu’elle fréquente vaguement, la viole. Tessa se retrouve dans «l’autre» position, qu’elle pensait réservée à celles qu’elle fait si habilement craquer au tribunal. La jeune femme, droite, carrée, à l’assurance inébranlable, se fissure, et n’enfilera plus sa robe d’avocate.

À son tour, elle doit réagir, faire triompher la vérité; à son tour, donc, elle affronte la justice, celle qui, pour arriver à ses fins, fait douter, instrumentalise, piège. De l’avocate à la victime, les certitudes s’effondrent, et tout ce à quoi Tessa croit – le droit, la présomption d’innocence… – est piétiné, toutes les ruses dont elle était experte resserrent leurs liens sur elle. Prima Facie («à première vue», en latin) est une charge féroce contre cette machine judiciaire dominée par les hommes, et dont le personnage a longtemps servi les intérêts.

Ainsi, au procès, ce ne sont plus les invectives des avocats, travesties en questions, que l’on entend, mais les réponses laconiques de la plaignante : «oui», «non», «je ne sais pas»… Le monologue aborde sans compromis les questions de la valeur juridique du consentement, de la domination masculine et des souffrances psychologiques qu’elle engendre. Mais c’est jusque dans le style d’écriture que Suzie Miller (également avocate), avec ses silences, ses déflagrations de sarcasme, de violence(s) et de sensibilité, et des respirations de plus en plus saccadées, s’emploie à faire le procès de la justice.

Tessa contrôle le décor, jusqu’au basculement

Ce texte, Céline Camara le prend à bras-le-corps, avec une énergie sans faille et, dans la deuxième partie de la pièce, avec toute la palette émotionnelle à laquelle Tessa semblait, «à première vue», complètement imperméable. Loin de l’immobilisme d’une tirade d’avocate, la comédienne construit un rôle physique; comme un miroir rendrait notre reflet inversé, Marja-Leena Junker répond avec une mise en scène suffocante.

Tessa serpente autour de trois étagères métalliques remplies de boîtes; l’angoisse blanche du bureau d’avocat devient aussi celle du tribunal, du commissariat, de la maison d’enfance, du lieu du viol. Autrement dit, Tessa contrôle le décor, jusqu’au basculement : par un seul mouvement, l’étagère peut devenir un box ou évoquer une prison. Mais jamais un refuge… Après tout, ce sont ses convictions sincères, à commencer par «nul n’est censé ignorer la loi», que l’avocate suit, en règle, toutes les étapes d’un lourd et long parcours vers la reconnaissance de la vérité.

Et l’on voit, dans les modulations du décor, indépendamment du lieu et du temps qu’elles évoquent, l’idée d’une justice aménageable à l’envi par et pour les hommes qui la définissent. Ce sont bien eux, cachés derrière leur allégorie aux yeux bandés (l’ultime insulte, peut-être, aux femmes et à la justice), à l’origine de la foi profonde qu’a Tessa pour ce proverbe qui dit que «rien n’est au-dessus de la justice». À part l’imposture qui porte son nom.