Accueil | Culture | [Cinéma] «Tardes de soledad», la solitude du torero

[Cinéma] «Tardes de soledad», la solitude du torero


(photo Dulac distribution)

Albert Serra poursuit son exploration des figures flamboyantes mais en perte de repères avec Tardes de soledad, un documentaire aussi beau que violent avec lequel le Catalan cherche à percer «le mystère de la corrida».

On le surnomme le «Lionel Messi de la corrida» : c’est vrai qu’avec son visage rond, ses petits yeux noirs et sa bouche pincée, il y a comme un air de ressemblance avec l’octuple Ballon d’or argentin. Mais ce à quoi le Péruvien Andrés Roca Rey doit surtout son surnom, c’est son statut de star de la tauromachie, de numéro 1 mondial qui remplit les arènes grâce à son sens du spectacle, sa prise de risque, sa fluidité et son élégance.

Pour les aficionados de cette pratique controversée, «Roca» est tout simplement indépassable; pour ses détracteurs, il est un symbole de la barbarie humaine envers les animaux. Le réalisateur catalan Albert Serra a fait de cet «élément typique de l’imaginaire espagnol» le sujet de son premier documentaire, Tardes de soledad, un regard unique et sans précédent sur la corrida, où la beauté des images côtoie la violence extrême, jamais dissimulée, d’une tradition anachronique.

«Quand j’ai pensé à la corrida, je me suis dit que ça pouvait être intéressant d’approcher cet évènement de la même manière que j’ai fait tous mes autres films : en posant plusieurs caméras et essayant de me rapprocher le plus possible, pour avoir ce rapport intime, donc humain, avec le personnage principal», expliquait Albert Serra au Quotidien en amont de l’avant-première de son film au LuxFilmFest, en mars dernier.

Le réalisateur de Pacifiction (2016), qui avait jusqu’alors démontré peu ou pas d’intérêt pour le documentaire, a trouvé en la personne d’Andrés Roca Rey un personnage réel qui serait un cousin de ses étranges héros de fiction : Casanova (Historia de la meva mort, 2013), Don Quichotte (Honor de cavalleria, 2006), Louis XIV (La Mort de Louis XIV, 2016; Roi Soleil, 2018)… Des hommes flamboyants mais en perte de repères, dont il sonde la vulnérabilité.

Comme les autres, Roca est isolé, à commencer par sa présence dans l’image – pour les scènes de corrida, les caméras, placées dans les gradins, le capturent entouré de sable ou de boue; ailleurs, on le voit à l’intérieur de sa voiture ou dans sa chambre d’hôtel. Une figure vaniteuse, grotesque, qui déforme son visage lors des confrontations avec le taureau – quand l’animal, lui, est humanisé –, et qui, hors du spectacle, reste lisse, son visage juvénile quasi inexpressif, y compris lorsque le torero est blessé et son étincelant costume couvert de sang.

Pour autant, Tardes de soledad est loin de brosser un portrait du jeune prodige de la corrida. En fait, on ne saura rien de la vie et de la célébrité du torero, encore moins des passions qu’il déchaîne chez les spectateurs. Roca serait un outil, la figure dramaturgique qui ouvre aux thèmes qui obsèdent le réalisateur : «La mort, l’idée d’un monde qui change, le fanatisme, la figure du héros qui doit se confronter aux difficultés, à l’ambiguïté du pouvoir, sont des choses que l’on retrouve dans mes films», mais «elles sont aussi très liées à la corrida», analyse Albert Serra.

Le réalisateur dresse d’ailleurs un parallèle entre le cinéma et la corrida, estimant que l’un est «comme une petite métaphore» de l’autre : sa mise en scène de la réalité a une profondeur «organique», comme un «réflexe» à la recherche d’une fabrication artistique à laquelle «on croit plus que le réel, ou au moins qui transmette la même complexité». Quand on lui parle de l’écrivain américain Ernest Hemingway, qui racontait sa passion pour la tauromachie dans Mort dans l’après-midi (1932), ou du film de Francesco Rosi Il momento della verità (1965), Serra répond avec l’idée d’une «poésie populaire» et renvoie aux poèmes de Federico García Lorca sur la corrida.

Le meilleur cadeau que je pouvais faire à Roca, c’était de lui donner le meilleur film possible

De la même manière, son long métrage, construit selon une architecture cyclique et des répétitions de scènes, ne cherche pas à déboulonner le mythe de la corrida, encore moins à le glorifier, mais plutôt à tenter de percer le «mystère» qui l’entoure.

Ce mystère, on le retrouve à plusieurs niveaux. Dans le fait, d’abord, que son film montre la corrida selon un concept esthétique inédit, créant une impression de temps réel pendant les combats et sans aucune pudeur quant aux mises à mort (nombreuses). Ensuite, parce qu’il s’agira pour beaucoup de spectateurs de leur première véritable confrontation avec cette pratique.

Enfin, dans la folie réelle qui caractérise le monde du torero, avec les invectives lancées à l’encontre de l’animal dans l’arène et les réactions grotesques de la quadrille – l’entourage placé sous les ordres du matador. Pour Albert Serra, «c’est là que se cache le mystère de la corrida» : dans sa manière de montrer que «les faibles sont des fanatiques du fort», jusque dans les coulisses les plus intimes, par exemple lorsque l’un des membres de la quadrille aide Roca à revêtir son costume comme on fourrerait un oreiller dans sa taie.

Devant ces images à la poésie surréaliste comme devant les scènes les plus sanglantes, on reste fasciné. Andrés Roca Rey a beau avoir accusé après coup Albert Serra de «trahison», le cinéaste tempère avec philosophie : «De mon point de vue, le meilleur cadeau avec lequel je pouvais répondre à sa générosité, ça n’était pas de lui donner le film qu’il attendait, mais de lui donner le meilleur film possible.»