Retrouvez notre critique de Vermiglio, le dernier film de Maura Delpero
La famille Graziadei vit dans l’une des maisons les plus reculées de Vermiglio, un village du Trentin, au nord-est de l’Italie, entouré de montagnes. Le patriarche, Cesare (Tommaso Ragno), est l’instituteur du village, qui enseigne aux enfants le matin, aux adolescents l’après-midi et aux adultes le soir. Avec sa femme et leurs neuf enfants, ils vivent comme une communauté à part entière, à la fois essentielle à la vie du village et à l’écart de celle-ci. Sur le cours d’une année, à partir de l’hiver 1944, quand la guerre, qui sévit non loin, semble pourtant inexistante dans leur vie quotidienne, la réalisatrice Maura Delpero procède à une chronique familiale précieuse, son regard délicat et éclairé embrassant toute l’ampleur des thèmes liés à la complexité de la vie rurale.
Un poème existentiel filmé
Dans ce film choral qui ne se dit pas, auréolé du Grand Prix du jury à la dernière Mostra de Venise et lauréat de deux prix au dernier festival du Film italien de Villerupt (prix de la critique et prix des exploitants), la cinéaste, née à Bolzano et partagée entre l’Italie et l’Argentine, revient parmi les siens (elle dit avoir écrit le film après la mort de son père, dans ce même village de Vermiglio où se trouve la maison de sa grand-mère). Et si le film, effectivement, se concentre sur les gestes et les mouvements intimes de la vie quotidienne au sein de cette famille très nombreuse, la caméra, le plus souvent fixe, atteint à travers ce qu’elle capture une portée universelle.
On pense forcément, pour la richesse des récits qui se cachent derrière une apparente simplicité narrative, mais aussi pour les décors, les costumes, la langue (le dialecte local) et l’usage d’acteurs et actrices non professionnels, au chef-d’œuvre d’Ermanno Olmi L’albero degli zoccoli (1978). Comme son modèle, Vermiglio aussi relève du poème existentiel filmé, modernisant le discours sur les traditions sociales en faisant de cette grande histoire de mémoire familiale un film, avant tout, sur la mémoire des femmes.
Une œuvre magistrale sur la vie et la mort, l’amour et le désir, la sororité et la maternité, l’émancipation et le déterminisme
Oui, le personnage central de la famille (et du film) est un homme, son chef qui plus est – magnifiquement interprété par Tommaso Ragno, par ailleurs l’un des rares comédiens connus au sein de la distribution –, mais dans cette maison où tout doit se passer selon sa volonté, les femmes sont majoritaires. Ainsi, les véritables protagonistes sont les trois filles, Lucia (Martina Scrinzi, dont la présence innocente et le visage teinté d’une indéfectible mélancolie rappellent Alba Rohrwacher), Ada (Rachele Potrich) et Flavia (Anna Thaler) – soit autant de destins contrariés. Lucia, l’aînée, tombe amoureuse d’un soldat déserteur qui repartira dans sa Sicile natale et ne donnera plus signe de vie. Ada, la plus vive de la sororie, rêve de faire des études mais est tiraillée entre sa foi et ses instincts, se cache derrière l’armoire pour se masturber et ne sait comment gérer l’attirance qu’elle éprouve pour son amie, la belle Virginia (Carlotta Gamba), qui fait tourner les têtes des garçons du village.
Quant à Flavia, la plus jeune, elle est la plus investie dans la vie de la maison et les secrets de ses sœurs, mais elle est aussi la plus douée à l’école, et est naturellement choisie par le père pour fréquenter l’école de la grande ville, loin du noyau familial. Chacune doit trouver le moyen de s’exprimer, de transcender les contraintes et les fatalités. Et si Maura Delpero fait preuve d’une grande justesse dans le portrait mental qu’elle fait de ces mères, de ces filles et de ces sœurs, sa patte «néo-néoréaliste» ramène forcément ses personnages féminins à leur douleur et à leurs espoirs condamnés.
Souffle romanesque
Avec cette œuvre magistrale au souffle romanesque et pourtant antispectaculaire, Maura Delpero, au rythme des quatre saisons, élabore avec son directeur de la photographie, Mikhaïl Krichman (chef opérateur attitré des films de l’immense Andreï Zviaguintsev) et son décorateur, Jesús Lorenzo Pirra, un long métrage esthétiquement exigeant, qui décuple sa puissance émotionnelle dans les rares mouvements de caméra, toujours lourds de sens (le mariage de Lucia, le départ de Pietro), et à la tranquillité aussi trompeuse qu’elle est intense.
La cinéaste parle de la vie et de la mort, d’amour et de désir, de sororité et de maternité, des violences invisibles d’une guerre laissée hors champ, d’émancipation et, finalement, du déterminisme qui finit par emprisonner même ceux qui l’exercent sciemment – Cesare incarne le patriarcat, non pas sous les traits d’un monstre, mais d’un homme souffrant de sa propre condition, obligé par lui-même de maintenir des réflexes ancestraux : à quoi pense-t-il dans ses instants de solitude, fumant une cigarette sur le doux son des Nocturnes de Chopin? Rarement, de mémoire récente, un film n’aura aussi sublimement parlé de thèmes universels à l’intérieur d’un récit intime, aussi bien transformé l’ordinaire en extraordinaire, et manié aussi parfaitement l’émotion pour toucher la vérité.
Vermiglio de Maura Delpero. Avec Tommaso Ragno, Martina Scrinzi, Rachele Potrich… Genre drame. Durée 1 h 59.