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[Musique] Nell Smith : psychédélisme et tragédie


Album posthume, Anxious est le premier disque de Nell Smith, et le dernier.(Photo : alex hanson)

La révélation néo-psyché de 2025 s’appelle Nell Smith. Son album Anxious est l’un des plus beaux disques de ce début d’année, mais aussi l’un des plus tristes. On vous explique pourquoi.

Les promesses de la lumière

Nell Smith serait qualifiée, à juste titre, de «promesse», d’«espoir» ou, dans un genre plus pointu, de «Regina Spektor psychédélique». Enfin, Smith serait couverte de tous ces compliments que l’on attribueraient volontiers aux newcomers qui prennent la relève d’un état d’esprit musical ou bien qui assurent la continuité d’un groupe. En plus de figurer au rayon «nouveautés», lesdits artistes seraient «les enfants de», puisque la musique est un arbre généalogique où, comme dans toute forme d’art, il est possible de choisir ses géniteurs.

En ce qui concerne Nell Smith, Anxious est un premier album, il renvoie donc par définition à une certaine fraîcheur et il sort chez Bella Union, le label de Simon Raymonde, de Cocteau Twins. Last but not least, il bénéficie – symboliquement – du «parrainage» d’un groupe néo-psyché, plus du tout néo mais à jamais psyché, le combo aux mélodies vaporeuses avec son leader «freak» aux cheveux poivre et sel qui, pendant les lives, déambule dans une bulle flottante, Mesdames, Messieurs, The Flaming Lips.

The Flaming Lips et Nick Cave

En 2025, Nell Smith n’est pas une newcomer. Née au Royaume-Uni en 2007, la chanteuse a, peut-on dire, choisi ses pères spirituels, mais ce sont ses parents qui, à l’âge de douze ans, l’emmènent à un concert de Flaming Lips, dont elle est fan. Être à peine adolescente fin 2010 et aduler les «Lèvres Enflammées», voilà qui la distingue de ses camarades – dans un style pas trop éloigné, elle aurait pu plébisciter Tame Impala. Le groupe américain remarque la jeune fille au premier rang, elle endosse un costume… de perroquet. On dirait l’ébauche du scénario d’un nouveau film de Flaming Lips sous psilocybine. Mais non, ce n’est pas une hallucination.

Par la suite, Wayne Coyne et Nell Smith deviennent amis. Alors qu’elle n’a que quatorze ans, elle chante sur Where the Viaduct Looms (2021), un album de reprises de Nick Cave. Le timbre éthéré de Smith contraste avec le grain d’outre-tombe de l’Australien. Pour synthétiser, il s’agirait de dire que c’est «du Flaming Lips avec une femme au chant», mais via des morceaux troubles comme No More Shall We Part, on peut décréter aussi que c’est un cousin d’Anywhere I Lay My Head (2008), l’album dans lequel Scarlett Johansson revisite Tom Waits avec grâce, en plus de la production de David Sitek, sorcier de studio qui parfois tutoie le génie de Brian Eno. Bref, pour Nell Smith, il y a pire façon de se faire la main, ou plutôt la voix.

Fin tragique

Le morceau qui ouvre le disque, Girl in Amber, évoque en filigrane la détresse d’un père suite à la mort de son enfant. Nick Cave renvoie à ses propres tourments, car son fils Arthur décède en 2015, en chutant d’une falaise – il n’a que quinze ans. Comment une jeune fille de quatorze ans peut-elle interpréter une chanson pareille avec autant de justesse? En 2022, Jethro, autre fils de Nick Cave, se suicide. Nell Smith poursuit la musique, elle devrait sortir son album en solitaire avant de fêter sa majorité, celui qui permettra d’appuyer sur son génie précoce autant que de capturer l’essence de la jeunesse, sa fraîcheur, sa spontanéité. C’est sûr, il y aura, via les paroles, un côté journal intime, sans les filtres de l’époque; il y aura des défauts, maladresses ou aspérités, en fait, tout ce qui apporte à la musique une touche d’authenticité et de «l’humanité». C’est sûr, il y aura «de la vie» dans Anxious.

À première vue, confirmation : la pochette rappelle, par ses éclats de couleurs et par son étrangeté saturée, l’artwork de disques tels que Hey Venus! (Super Furry Animals, 2007) ou Skeletal Lamping (Of Montreal, 2008). On y voit un ours à cravate, une femme avec une hache, un homme à chapeau muni d’un flacon au liquide suspect ou une baleine sous acide. Mieux que la vie en rose, c’est la vie de toutes les couleurs. Un disque plein d’espoir? Oui. Sauf que, suite à un accident de voiture, Nell Smith est morte en octobre dernier, à l’âge de dix-sept ans.

Disque posthume

Anxious est le premier disque de Nell Smith, et le dernier. Littéralement, donc. Il est posthume. Si une interview, une simple anecdote, une pochette d’album ou – allons-y – un article dans un journal peuvent changer l’écoute d’une œuvre ou, du moins, influencer celle-ci, l’écriture d’une chronique, dans une tentative d’honnêteté traversée par la subjectivité, s’avère très délicate. Il y a l’assemblage de chansons, qu’il faudrait prendre comme elles sont. Et puis il y a ces chansons, les mêmes, qui, à cause de la tragédie, prennent une autre dimension. En 2008, l’éditeur P.O.L. sort Suicide d’Édouard Levé, une lettre adressée à un ami suicidé, mais après avoir remis son manuscrit, l’auteur se pend. Comment lire alors ce livre en faisant abstraction des faits? C’est tout bonnement impossible. Et c’est exactement pareil avec Anxious.

Sur Anxious, l’adolescence se sent un peu partout, par les textes, soit, mais aussi par les fameux défauts (de jeunesse, oui), ce qui donne le résultat tant espéré d’un album de l’immaturité. Et puis il y a deux pôles qui se juxtaposent. D’un côté, le psyché ralenti et vaporeux à la Flaming Lips, c’est inévitable, mélangé au songwriting d’autres formations chères à Smith, tels que MGMT ou Arcade Fire – rappelons que Funeral (2004) est un album concept dédié à des proches disparus. Et, en face, des nuages gris; un ciel embué de spleen.

Sur la base d’une sonorité façon synthé de jeu vidéo, Boy In A Bubble – Wayne Coyne? – vire à la pop «lo-fi» mais non minimaliste, avec ses petits éléments (voix, sabres lasers…) dispatchés dans le casque comme, dans un film, des détails parsemés dans le cadre. Le meilleur cas de contraste entre le bariolé et le plombant, c’est The Worst Best Drug, avec ses voix hautes qui semblent émaner de l’au-delà et son synthé «dark» qui appuie comme la boule au ventre, alors qu’il s’agit d’une comptine qui tourne sur elle-même comme une toupie ou un manège désenchanté. L’euphorie est trempée par la mélancolie, le sucre a un goût acide. Anxious est un arc-en-ciel sur fond de ciel noir.

Anxious, de Nell Smith.