Lubaina Himid et Magda Stawarska font se rencontrer l’eau, le rêve et la mémoire dans leur première exposition commune au Mudam, qui prend la forme d’un voyage.
L’une est née à Zanzibar, a 70 ans, a été une figure centrale du British Black Arts Movement dans les années 1980, a été lauréate du prestigieux Turner Prize en 2017 et représentera la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 2026. L’autre est née en Pologne, a 48 ans et développe depuis deux décennies un travail pluridisciplinaire, entre peinture, gravure, son et vidéo, autour de l’«écoute intérieure» et des liens entre lieux et mémoire. Lubaina Himid et Magda Stawarska se connaissent depuis plus de vingt ans et ont régulièrement collaboré, plus ou moins officiellement, sur de nombreux projets artistiques. En couple depuis bientôt dix ans, les deux plasticiennes présentent actuellement au Mudam leur première exposition commune, «Nets for Night and Day», qui rassemble plus d’une cinquantaine d’œuvres réalisées à partir de la fin des années 1990, offrant un regard vibrant sur les thèmes, les figures et les visions qui habitent leurs univers d’artistes.
Initiée à Sharjah, aux Émirats arabes unis, où les deux artistes ont conçu cette exposition, d’abord intitulée «Plaited Time / Deep Water», aux côtés du directeur de la Sharjah Art Foundation, Omar Kholeif – également commissaire de l’exposition au Mudam –, cette première collaboration muséale consacre une salle entière à une installation à deux voix, Zanzibar (1999-2023), qui met en lumière les fondamentaux du travail de Himid et Stawarska. Neuf diptyques, peints par la première après une visite dans son pays de naissance, ancien protectorat britannique, qui dévoilent des paysages abstraits dans lesquels plonge le visiteur, à la fois par leur taille imposante (environ trois mètres de long pour chaque diptyque) et leur accrochage, les œuvres s’affranchissant des murs pour être suspendues au milieu de la galerie.
Il y a l’idée de la délivrance dans la scénographie réservée à cette installation, autant que dans le geste du pinceau de Lubaina Himid, qui semble trahir des sensations intimes déclenchées par cet héritage historique. Mais les peintures ne sont qu’une moitié des éléments qui constituent Zanzibar : la pièce vit aussi à travers le paysage sonore fabriqué par Magda Stawarska, mêlant le bruit de la pluie (un élément que l’on retrouve dans les éclaboussures de peinture sur certaines toiles, évoquant aussi des larmes), des enregistrements de discussions entre les artistes, des archives sonores ou musicales issues de programmes radio historiques… L’œuvre, étourdissante aussi par la liberté qu’elle permet au visiteur, devient un espace entre rêve et réalité, bercé par une bande sonore de la mémoire et de la nostalgie.
«Grande armada»
Au fil de l’exposition, on attrape au vol des mots, des bouts de phrases ou des échanges écrits entre Lubaina Himid et Omar Kholeif, qui a permis aux artistes de voyager, encore, pour enrichir leur pratique collaborative. C’est un flot qui porte le visiteur, et qui devient tout à fait évident dans la seconde moitié de l’exposition, où le motif de l’eau – qui renvoie à la citation de l’écrivaine américaine Toni Morrison : «Toute eau a une mémoire parfaite et cherche sans cesse à revenir là où elle était» – prend toute la place. Les bateaux, eux aussi plongés dans des paysages abstraits et une eau rarement bleue, sont partout chez Lubaina Himid, dans des œuvres dont les titres associent souvent le navire à la notion de rêve : Dream Boats; So Many Dreams; Dreams Can Come True… Il n’y a qu’un pas à franchir pour envisager le motif du bateau comme porteur d’espoir, tel qu’il l’est pour des centaines de milliers de migrants – mais, dans le même ordre d’idées, il peut aussi être synonyme de tragédie, de mort, de souffrance et de comportements inhumains, à l’opposé de la fonction de sauvetage qu’on préférerait lui prêter.
D’autres véhicules enrichissent la «grande armada du réel et de l’imaginaire», comme ces chariots aux couleurs vives, fabriqués par Himid et inspirés par le voyage des deux artistes à Sharjah, convoquant ici aussi d’autres décors, d’autres évocations, d’autres sonorités. «Nets for Night and Day» est une grande ode à l’évasion, y compris intérieure : pour preuve, le duo expose du mobilier issu de leur propre maison, dans le nord-ouest de l’Angleterre, tandis que Lubaina Himid présente ses Skip Doors (2024), quelque part entre la décoration de jardin et celle… d’un bateau. Les horizons semblent infinis, mais, comme l’eau, reviennent toujours à leur origine; les œuvres, elles, favorisent le voyage par leur capacité à réimaginer le monde.
Jusqu’au 24 août. Mudam – Luxembourg.