Première œuvre orchestrale signée Dave Longstreth, et commandée par l’orchestre de chambre berlinois s t a r g a z e, Song of the Earth s’inspire d’une des dernières symphonies de Gustav Mahler pour déployer tout un univers clair-obscur.
David Longstreth, créateur compulsif et électron libre de la planète «indie pop-rock», est un musicien en constante réinvention. Par extension, c’est aussi forcément le cas de Dirty Projectors, le groupe dont il est le fondateur et seul membre permanent depuis 2002, qui se démarque par ses orchestrations complexes et singulières, un sens du chaos organisé et une volonté de créer des ponts entre les genres et les techniques d’écriture musicale.
Plutôt prolifique, avec une vingtaine de projets publiés (dont un en collaboration avec Björk, qui ne tarit pas d’éloges quant aux qualités de compositeur de Longstreth), Dirty Projectors est pourtant resté absent des studios et des scènes depuis cinq longues années. Ou pas, compte tenu que cette période a été, pour le leader du groupe, celle de la création de Song of the Earth, la première œuvre orchestrale signée Dave Longstreth, commandée par l’orchestre de chambre berlinois s t a r g a z e.
Inspirée du compositeur autrichien Gustav Mahler et de la symphonie Das Lied von der Erde, l’une de ses dernières œuvres, créée peu après sa mort en 1911, la nouvelle œuvre de David Longstreth partage à première vue peu de ressemblances avec son modèle. Mais, de même que Mahler écrivit sa pièce en pleine période de crise, le leader de Dirty Projectors a puisé dans le monde autour, marqué par la pandémie, l’effondrement environnemental et la multiplication des feux de forêt à Los Angeles (sa ville de résidence), mais aussi par la naissance de sa fille. On notera en outre que Longstreth, initialement formé à la musique classique et grand admirateur de Mahler, partage ici le goût du maître pour les grands intervalles éloquents, les contrastes éclatants pour parvenir à un ensemble uni et l’usage ponctuel des notes dissonantes.
Une œuvre dense qui, en 24 chansons, déploie tout un univers en clair-obscur
Pour utiliser une image fidèle à l’esprit de l’œuvre, s’arrêter aux comparaisons entre la dernière symphonie complétée par Mahler et la première de Dave Longstreth reviendrait à contempler l’arbre qui cache la forêt. Car Song of the Earth, œuvre orchestrale dense composée de 24 chansons, déploie tout un univers en clair-obscur; une possibilité pour l’auditeur de s’évader tout en gardant les pieds sur terre, et la tête dans l’urgence des problèmes qui frappent notre planète. Et le fait en se plaçant sous les auspices d’une pop baroque, plus que de la musique classique ou de l’opéra, qui renvoie notamment aux Beach Boys période Pet Sounds (1966), par exemple sur l’étrange marche funèbre Our Green Garden ou Gimme Bread – dans lequel on retrouve aussi l’influence du Paul McCartney de Wings, pris entre l’intensité dramatique des instruments et la légèreté des voix féminines de Dirty Projectors.
Plus généralement, le délicat falsetto de Longstreth et les flûtes ondoyantes affrontent la gravité des cuivres, et l’ironie qui se cache dans les paroles prête rarement à sourire : Song of the Earth ne manque jamais d’invoquer la beauté (de la nature, de la musique…), mais tient à signifier que l’humain ne peut s’empêcher de l’abîmer. À ce titre, l’œuvre, audacieuse, atteint un sommet avec Uninhabitable Earth, Paragraph One, un «spoken word» entêtant à l’instrumentation riche, mais jouant sur le mode minimaliste, qui voit Longstreth chanter le texte d’un journaliste sur le réchauffement climatique.
Créée à l’origine pour la scène (des «work in progress» précoces ont été montrés en 2021 et 2022, la première ayant eu lieu en mars 2024 au Disney Hall de Los Angeles), Song of the Earth, version album, serait aussi le grand projet collaboratif de Dirty Projectors, pourtant habitué à la chose : Longstreth a fait appel à l’Allemand André De Ridder, l’un des plus grands chefs d’orchestre actuels, pour diriger l’ensemble berlinois, mais invite aussi d’autres visages plus inattendus tels que le guitariste de The Internet, Steve Lacy (Armfuls of Flowers), l’auteur-compositeur brésilien Tim Bernardes (Appetite) ou le musicien folk Mount Eerie (Twin Aspens). Ensemble, ils donnent à cette œuvre orchestrale une profondeur vertigineuse, laissant de la place à la pensée de l’auditeur face à ce qui ressemble à une grande lamentation, en même temps que sa conjuration.
David Longstreth, Dirty Projectors & s t a r g a z e, Song of the Earth. Sorti le 4 avril. Label Transgressive Records. Genre classique / folk / pop