Après L’Homme qui tua Chris Kyle, Nury et Brüno livrent Electric Miles, une nouvelle série bourrée de mystère qui mixe polar et science-fiction, sous le signe de la manipulation.
L’histoire
Los Angeles, 1949. Parmi les rayons d’un magasin de comics, Morris Millman, agent littéraire, croise une de ses idoles : le prolifique et brillant Wilbur H. Arbogast, qui a jadis publié de nombreuses nouvelles dans le magazine pulp Outstanding. Mais Arbogast, fantomatique et secret, n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Morris rêve de remettre Wilbur sur le devant de la scène. Aurait-il un texte, n’importe quoi à vendre, à promouvoir? Oui, peut-être… Mais ce livre promis est aussi toxique, il rend fou, il tue. C’est du moins ce qu’affirme l’auteur déchu…
Si l’on veut se fier uniquement au titre, Electric Miles peut nous renvoyer à la musique du début des années 1970 quand, avec des albums aussi indispensables que Bitches Brew (1970), On the Corner (1972) ou Big Fun (1974), le trompettiste et compositeur américain Miles Davis avait (encore une fois) dynamité les règles du jazz et fait coïncider sa période dite «électrique», donc, avec l’invention du jazz fusion. À la lecture du nouvel opus du scénariste Fabien Nury et du dessinateur Brüno, on se rend vite à l’évidence : Electric Miles n’a rien à voir avec Davis ou la musique en général, et le titre reste finalement tout aussi mystérieux qu’avant d’avoir ouvert le livre.
Mais il y a néanmoins quelque chose du jazz qui reste à l’intérieur de ce nouveau récit captivant, identifiable à plusieurs genres (polar, thriller, science-fiction) sans que les frontières soient clairement définies, qui se plaît à digresser, à remettre en question la structure du récit et de son (sinon ses) rythme(s).
Sous le signe de la littérature «pulp»
Le duo d’auteurs avait déjà fait des étincelles avec la série hommage aux films de gangsters et au cinéma de série B Tyler Cross (2013-2018) et, plus mémorable encore, avec L’Homme qui tua Chris Kyle, l’un des grands romans graphiques de l’année 2020, dans lequel Nury et Brüno cherchaient la vérité derrière la légende de l’American Sniper porté à l’écran par Clint Eastwood – et son meurtre par un ancien Marine souffrant de stress post-traumatique.
Avec Electric Miles, placé cette fois sous le signe de la littérature «pulp» des années 1950 et des fameuses revues de SF telles que Weird Tales ou Amazing Stories, le tandem jongle encore entre réalité et fiction avec, comme arme majeure, le pouvoir de séduction des meilleurs manipulateurs. À juste titre, car son personnage principal, Wilbur H. Arbogast, semble lui aussi entouré d’une insondable et non moins sinistre aura.
Je veux créer une religion. Avec son clergé, ses temples et ses millions de croyants
Nous sommes en 1949, et Arbogast, auteur de nouvelles de science-fiction jadis prolifique, rencontre par hasard l’un de ses plus fervents admirateurs, Morris Millman. Le jeune agent littéraire espère remettre l’auteur en lumière, mais celui-ci assure ne rien avoir dans ses tiroirs. Mis à part un ouvrage inattendu, à teneur scientifique, selon Arbogast, dans lequel il percerait à jour tous les plus grands secrets de l’univers. Problème : ce livre est néfaste, prévient-il. Les rares personnes qui l’ont eu entre leurs mains sont devenus folles ou se sont suicidées, incapables de supporter les révélations assénées par l’auteur.
On perçoit dans l’énigmatique Arbogast l’ombre, bien réelle, de L. Ron Hubbard, moins connu pour ses récits de science-fiction que pour avoir fondé l’Église de scientologie. Dans ce premier tome, les auteurs gardent le mystère entier sur les directions que pourrait prendre le récit, mais parviennent avec élégance et un vrai sens du suspense à lever le voile, au moins en partie, sur ce personnage aussi fascinant que dangereux – mais ça, on ne peut encore que l’imaginer.
Une esthétique minimaliste
Nury et Brüno auraient ce projet en gestation depuis longtemps; peut-être est-ce l’expérience partagée du tandem au fil des ans, peut-être est-ce l’allure du monde actuel, toujours est-il qu’Electric Miles joue sur des angoisses de notre époque, se révélant pertinent bien au-delà de la façon qu’ont les auteurs d’investir la SF ou le thriller pour étudier les mécaniques des dérives sectaires. Mais au final, c’est bien le pouvoir de la fiction qui est l’apanage de Nury et Brüno : l’esthétique minimaliste adoptée par le dessinateur qui, avec ses épais traits et ses aplats de couleurs, évoque Charles Burns et rend hommage aux illustrations des magazines «pulp» comme aux films de SF des années 1950, contribue à fabriquer de toutes pièces un récit fou à plusieurs niveaux de réalité (ou de fiction) dans lequel, outre une séance d’hypnose dans un final glaçant, on croisera des petits hommes verts, un robot esclavagiste ou encore un bouledogue venu d’un autre monde et doué de parole. On a hâte de lire la suite pour plonger au cœur du mystère.
Electric Miles – tome 1 : Wilbur, de Fabien Nury et Brüno. Glénat.