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[Musique] Bon Iver, que la lumière soit


Sable, Fable, c'est du folk barbouillé de soul, et réciproquement, avec des éclats de R’n’B. (Photo : jagjaguwar)

Bon Iver est connu pour ses chansons folk dépressives. Avec Sable, Fable, son nouvel album, le soleil pointe pourtant le bout de ses rayons.

La grande dépression

Pendant des années, Radiohead a accompagné, à très grande échelle, une génération de dépressifs. Le problème, c’est que Thom Yorke, à vouloir faire mal, en a parfois fait de trop. Il arrive alors que sa voix plaintive finisse par plomber l’oreille. Depuis 2016, le groupe anglais n’a pas sorti de disque. Presque dix ans. Il manque. Il manque aussi une relève? Il fallait un successeur. Jens Lekman? Get Well Soon? Connan Mockasin? Kevin Parker? Bon Iver reprend les turpitudes de Yorke, le vague à l’âme qui file le mal de mer. La musique reste cette forme d’art qui accomplit le grand écart entre la solitude nécessaire (la création) et l’extraversion la plus totale (les prestations scéniques). Le silence se change en cri public. Il faut avoir le cœur solide.

Bon Iver donc. Tout démarre avec le nom, qui renvoie à «Bon hiver», en français dans le texte et provenant de la série Nothern Exposure, dont Justin Vernon est fan. C’est à peu près le contraire d’un «ouh la la» guilleret, prononcé par des anglo-saxons pendant leur séjour en France, le «Bon hiver» sonne ici surtout comme un «Bon courage». Du courage, oui, pour affronter le froid et la nuit qui tombe trop tôt. Le soleil se cache, pour pleurer. Bon Iver se fait la bande-son de l’isolement et des sourires contrariés, en fait de la dépression, aussi bien d’un point de vue climatique qu’au niveau de l’introspection. En gros, c’est un peu comme si, au moment de se présenter, le chanteur et musicien américain disait : «Justin Vernon, désenchanté».

Folktronica et rétromodernisme

Après avoir bidouillé dans son coin, encouragé par ses proches, Justin Vernon finit par se dévoiler musicalement, en 2008, avec For Emma, Forever Ago. Il s’agit pour lui de prendre sa retraite, pour travailler. Vernon s’enferme alors dans une cabane, comme Jason Lytle de Grandaddy, histoire d’en extirper des folksongs marquées par l’affliction, aussi déchirées que les jeans des années grunge. Au fur et à mesure, il ajoute de l’électronique, dans 22, A Million (2016), I, I (2019), comme une sorte de filtre au dépouillement. Mots-clés : grunge, folk, isolement, peine, électronique, expérimental… Est-ce le cousin du Neil Young de Trans (1982), quand le Canadien, apprenant que son fils est atteint d’infirmité motrice cérébrale, s’enfermait en studio avec des machines et un vocoder? 10 Deathbreast ou 715 Creeks peuvent rappeler ce grand disque futuriste, la différence, et pas des moindres, c’est que c’est fait avec les outils du présent.

Pourquoi le folk et l’électronique s’accordent-ils si bien? Parce qu’il y a l’alliage de deux pôles a priori antagonistes. Les opposés parfois s’attirent vers le très haut. Le folk demande un certain don pour le songwriting, c’est un genre nu, une guitare, un coin de feu, une mélodie, seuls les loups et quelques animaux sauvages dans les bois testent la qualité du gratouillement de textes, de cordes, voire de voix, enrouée. C’est un genre nature et de la nature. «Folk intimiste» peut être un pléonasme. De l’autre, il y a l’électro, connectée aux appareils et branchée sur le futur; le synthétique, ce sont les effets spéciaux de la musique. L’électro-folk, ou la folktronica, c’est le mariage impossible entre le naturel et l’artificiel.

Mélancolie consolatrice

En 2005, Bright Eyes sort son meilleur album avec Digital Ash In a Digital Urn – voilà un modèle de disque rétromoderne. À travers 808s & Heartbreak (2008), Kanye West fait son propre Trans, en s’enfermant avec des machines et de l’autotune, afin de transcender son chagrin (rupture et décès de sa mère). Le même Kanye finit par trouver en Justin Vernon son pendant folk, jusqu’à le faire revenir plusieurs fois à ses côtés, voire jusqu’à ce que son ombre plane sur certains morceaux, au point de se demander s’il s’agit d’un sample ou d’un duo. Résultat : Vernon, qui aurait pu n’être qu’un honnête artisan de chansons intimistes, se voit propulsé en tant que folk star (il a même collaboré avec Taylor Swift). Et puis Bon Iver est non seulement le plus électronique des folkeux, mais aussi le plus soul, le plus r&b.

Avec le temps, les textes restent endoloris. Quand un amour s’arrête, c’est un monde qui s’écroule. Dans la vie, lorsqu’un individu se débat dans les entrailles de la douleur, il peut être fastidieux, à un moment donné, de l’écouter, car notre propre moral en prend un coup. Dans la musique, le même individu est écouté, et en boucle. Justin Vernon, c’est la voix de ceux qui parlent trop en eux, dans l’introspection. Si l’on interviewait les auditeurs de Bon Iver, une phrase du genre «Je l’ai beaucoup écouté après ma rupture» serait sans doute celle qui reviendrait le plus, à la manière d’un refrain. Vernon est le compagnon de route de celles et ceux qui, à une période, ont perdu la boussole. Et c’est ainsi que son folk introverti est devenu fédérateur.

Plus de rythme et moins de blues

L’EP de retour de Bon Iver se nomme Sable, il est sorti en automne dernier. Le LP qui complète, Sable, Fable, est paru jeudi, donc au printemps. Il y a de quoi être désorienté… Sur Awards Season, les mots de Vernon s’arrêtent sur un saxophone qui se pointe, comme une parenthèse qui ressemble à une étreinte. Et le chanteur de continuer en quasi a cappella. Performer sans instruments, c’est une forme de nudité, plus radicale que le folk en tant que tel. Cinq ans de silence, quand même… Il y avait de quoi s’inquiéter. En même temps, entre le silence et les chansons, qu’est-ce qui est le plus rassurant sur l’état de Bon Iver?

Sable, Fable, c’est pile et face, ou face A et face B. La première partie est gorgée de spleen, comme si c’était la dernière fois. Les rayons abondent ensuite sur les compositions. Le disque est à l’image de sa pochette, ce rose de vie qui encadre un petit carré noir, comme si le sable entourait une mer de nuit. Sinon, Sable, Fable, c’est du folk barbouillé de soul, et réciproquement, avec des éclats de R’n’B. Et du postgospel comme sur I’ll Be There avec ses chœurs féminins ou encore Day One, par rapport aussi à ces inflexions de voix, entre le claquement de doigt et la résignation. Cette dernière se retire, ad lib. Il y a tantôt de la pedal steel guitare, tantôt de l’acoustique, entrecoupés de virages de dissonances. L’orchestration est technologique; dans la cabane de Vernon, il y a de la captation. Comme avant, la voix est triturée, là dans Short Story, alors que sur Day One, on dirait qu’il appuie sur des touches qui font «aïe». L’ennui menace, le bâillement s’étire, mais souvent, c’est le rêve qui jaillit, étincelant. Dans ce rhythm and blues, il y a plus de rythme que de blues. L’amour renaît. Dans Short Story, Vernon dit : «Sun in my eyes». Et la lumière est.

Sable, Fable, de Bon Iver.

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