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[Cinéma] «Fanon», un homme en lutte


Fanon

de Jean-Claude Barny

Avec Alexandre Bouyer, Déborah François, Mehdi Senoussi…

Genre drame / biopic

Durée 2 h 13

Volontairement ou non, Fanon, le troisième long métrage du réalisateur guadeloupéen Jean-Claude Barny, arrive en salles à point nommé. D’abord car, en 2025, on commémore les 100 ans de la naissance de Frantz Fanon, psychiatre, intellectuel et militant anticolonialiste, dont les écrits et la pensée continuent de résonner fortement dans le monde actuel.

Mais aussi car, en se concentrant sur les trois ans que Fanon passa dans l’Algérie en guerre, de 1953, où il est nommé chef du service psychiatrique de l’hôpital de Blida-Joinville, à son expulsion du pays début 1957, le film répond avec des faits historiques et une profondeur intellectuelle à la nouvelle crise diplomatique entre Paris et Alger, qui a pour conséquence ces jours-ci, dans une partie des médias français, un déferlement d’attitudes paternalistes et de propos haineux envers un pays dont il est désormais clair que la France n’a toujours pas digéré l’indépendance.

Fin février, le journaliste Jean-Michel Aphatie avait rappelé à la radio RTL les massacres de l’armée française en Algérie, qu’il comparait à celui d’Oradour-sur-Glane – pour cela, il a été suspendu de l’antenne de la radio française RTL.

Mais il y a bien, qu’on le veuille ou non, un parallèle à dresser entre les comportements de l’Allemagne nazie et le passé colonial de la France, en particulier sur la question de l’Algérie. Dans le film, corrigeant une jeune recrue de l’hôpital sur le terme employé pour dénommer un membre du Front de libération nationale (FLN), Fanon rétorque : «Les Allemands aussi parlaient de terroristes. Nous, on les appelait les résistants.»

Frantz Fanon avait 28 ans quand il a pris ses fonctions à l’hôpital de Blida. À ce moment de sa vie, il avait déjà publié l’essai Peau noire, masques blancs (1952), peu remarqué, mais qui deviendra un texte majeur; le Martiniquais, qui a eu comme professeurs à différentes étapes de sa vie le poète Aimé Césaire, autre figure de l’anticolonialisme, ou le philosophe Maurice Merleau-Ponty, s’était aussi engagé au sein de l’Armée française de la Libération pour combattre les nazis.

Autant d’épisodes de sa vie qui, ajoutés à son expérience intime d’homme noir dans un pays colonisateur en déclin, mais pas moins rompu au racisme systémique et institutionnel, lui ont fait développer sa pensée sur la déshumanisation et l’aliénation du colonisé.

Le film de Barny revendique par sa facture classique qu’il veut amener la figure de Fanon, encore trop peu connue hors des milieux intellectuels et militants, vers le grand public, distillant quelques repères biographiques dans son histoire sans avoir recours au flash-back, pratique courante du biopic – mais souvent plombante.

Ce que nous dit Jean-Claude Barny, c’est que la période algérienne de Frantz Fanon, aussi courte qu’intense, suffit à raconter toute sa vie et son engagement.

Dans son scénario, coécrit avec Philippe Bernard – déjà à l’œuvre sur Le Gang des Antillais (2016) et la minisérie Tropiques amers (2007) –, il met sur un pied d’égalité l’implication de Fanon auprès du FLN, ses méthodes de psychothérapie et celles de management (dès son arrivée, il emploie des Algériens quand le reste du service est français, blanc et généralement persuadé que «le Nord-Africain n’a pas de lobe frontal»).

Car rien en cette période trouble ne relève uniquement de la guerre ou uniquement de la médecine – mais tout, des thèses «scientifiques» racistes aux fellagas torturés, a à voir avec la structure de domination imposée par la colonisation.

Ainsi, les deux leitmotivs à l’œuvre sont fondamentaux. D’une part, la partition du compositeur Thibault Kientz-Agyeman, qui, avec le jazzman Ludovic Louis, signe un portrait musical de Frantz Fanon tout en rage intériorisée, la trompette capturant l’âme du personnage tout en se mariant aux instruments d’Afrique du Nord et aux sonorités maghrébines.

De l’autre, la voix et les mots de Fanon, largement cités face caméra ou en voix-off par son interprète, Alexandre Bouyer (une révélation), puisque la période décrite est aussi (et surtout) celle de l’écriture des Damnés de la terre, ultime texte de l’essayiste paru quelques jours avant sa mort en 1961.

Pour boucler la boucle de ce long métrage qui, plus qu’un biopic, est véritablement un film politique – à l’image de ses deux précédents, le drame criminel Nèg maron (2005) et le polar d’époque Le Gang des Antillais –, Jean-Claude Barny ouvre à d’autres perspectives. Le regard d’une combattante du FLN sur Fanon souligne la double position de ce dernier, à la fois comme colonisé et colonisateur – il arrive de la métropole, est marié à une Française blanche.

Se reconnaît-il lorsqu’il écrit que «le colonisé veut être à la table du colonisateur et, si possible, coucher avec sa femme»? L’organisation de la société se charge, en tout cas, de le «remettre à sa place», tel qu’il l’écrit encore. À ce titre, le personnage du sergent Rolland (Stanislas Merhar) est essentiel dans le portrait de Fanon : l’homme arrête, fusille, torture aveuglément, imprimant sur lui des traumas qui, tôt ou tard, l’achèveront – mais quand Fanon, le Noir, son ennemi devenu son médecin, lui intime de sortir de chez lui, Rolland lui répond, comme pour s’en persuader, que «personne ne (lui) donne des ordres».

C’est là toute la complexité du discours de Barny, de Fanon et de l’anticolonialisme en général : les colonies, et toutes les atrocités qu’elle sous-entend, ont détruit les populations indépendamment de leur couleur de peau, de leurs traditions ou de leur religion.

Ce fut pourtant aux colonisés qu’a incombé l’impossible tâche de le faire savoir, à travers leurs voix opprimées, peu entendues, jamais écoutées. Soixante-trois ans après la fin de la guerre d’Algérie, Fanon est autant une biographie importante qu’une vision nécessaire sur l’incapacité de la France à regarder son histoire coloniale en face.