Avec sa supérette fantaisiste, garnie d’objets étranges et hétéroclites, la Luxembourgeoise Jil Lahr a remporté le cinquième prix LEAP. L’occasion d’en connaître un peu plus sur son éphémère gérante. Rencontre.
Les bras croisés et le regard rêveur sous la frange, Jil Lahr attend le public, impassible sous un néon sur lequel est inscrit «Safe Crash». Derrière elle, une mini-supérette aux lumières blafardes et aux vitres sales, sorte d’épicerie de quartier comme on en trouve dans toutes les grandes villes, ouvertes jusqu’au bout de la nuit et par tout temps. Sur des étagères à peine garnies, des objets du quotidien, banals, semblent s’offrir aux bourses les plus modestes. Seulement, quand on y regarde de plus près, on est plus proche du cabinet de curiosités façon «ready-made» que du magasin de proximité. Son installation, intitulée «Inherent vagueness», a en effet les airs d’un bazar dans lequel s’accumulent des bizarreries : mégots de cigarette, emballages colorés, pommes croquées, faux ongles et bouteilles de soda remplies de liquide fluorescent.
Mieux : quand la propriétaire le décide, une salle, planquée dans l’arrière-boutique et chauffée par un faux feu de cheminée, permet de boire un petit verre, en toute discrétion, selon ce qu’aura décidé une roulette de casino. Rouge? Noir? Rien ne va plus? Au contraire… Jil Lahr, bien qu’aimant «la superstition» et ces moments «magiques» coincés entre réel et fantaisie, n’a pas tout misé sur la chance : c’est en effet un jury de professionnels qui, dans la difficulté, lui a attribué le prix LEAP (pour Luxembourg Encouragement for Artistes Prize), remis depuis 2016 en guise «d’encouragement» à des artistes ayant une relation plus ou moins forte avec le Luxembourg (lieu de naissance, de résidence…) et étant à une «étape intermédiaire de leur carrière». Avec, ne l’oublions pas, un chèque de 12 500 euros à la clé. Vendredi soir, dans une Konschthal pleine comme un œuf, la jeune femme, 34 ans, est tombée des nues.
Pression et accumulation
«Comme il y a toujours beaucoup de pression autour de tels évènements, alors, j’ai essayé de ne pas trop y penser, de faire mon truc, comme d’habitude… Au point qu’à un moment, j’avais oublié qu’on était en compétition. Alors oui, il y avait de quoi être surprise!», se marre-t-elle, avant, bonne joueuse, de saluer tout de suite la «qualité» des autres propositions, toutes d’un «niveau professionnel» (voir ci-dessous). À l’écouter, d’ailleurs, il aurait fallu partager ce LEAP, le diviser en quatre pour éviter de mettre les créateurs en «concurrence». Son parcours artistique, démarré en 2013 et enraciné en Allemagne, s’en veut le témoin, avec une large part d’expositions collectives. Hier, elle était d’ailleurs à Cologne pour revenir sur un grand dîner de carnaval organisé dans une galerie il y a quelques jours. Et aujourd’hui, elle fera sûrement un tour du côté de l’espace, très «DIY» («Do It Yourself»), qu’elle anime avec des amis à Hambourg, sa ville d’adoption.
Je ne compte pas faire un cube blanc qui tient les spectateurs à distance. Faire partie d’un monde, c’est important!
Un côté punk, automne, alternatif et indépendant, que l’on retrouve aussi à travers son art, qui mêle deux visions, deux verbes : collecter et connecter. Dans l’ordre, Jil Lahr, un brin énervée par cette société qui consomme de manière aveugle et frénétique «des choses qu’elle n’a pas besoin», est devenue experte des brocantes, des marchés aux puces et des centres de recyclage. Comme toute bonne collectionneuse, elle connaît les bons coins, de l’autre côté du Rhin mais également au Luxembourg où elle s’est fournie notamment auprès du SIVEC de Schifflange. Elle a même fait un saut au cœur de l’ex-maison de ses grands-parents, jamais avare en surprises et en découvertes. Elle explique : «J’amasse avant de réduire. Surtout que je voulais un espace d’exposition un peu vide, pour une ambiance dystopique». Dix jours avant le vernissage, il y en avait d’ailleurs «partout», se souvient-elle.
Bouteille à la dérive
Une fois rangés, ces objets, pour la plupart tombés en disgrâce ou en désuétude, retrouvent alors une fonction, aussi dérisoire et loufoque soit-elle. Et ce nouvel environnement, immersif à souhait, s’offre ensuite au regard du public qu’elle espère «aiguiser», sans aucune prétention. Car l’important, au-delà des points de vue qui divergent, est de le «vivre ensemble». «Je ne compte pas faire un cube blanc qui tient les spectateurs à distance. Faire partie d’un monde, c’est important!». D’où cette idée de «convivialité» et de «rencontres» visible lors du vernissage, bien que Jil Lahr avoue ne pas avoir pu vraiment en profiter. «Avant l’ouverture d’une exposition, on est souvent épuisés, la tête dans un tunnel.» Elle remarquera tout de même quelques sourires – «c’est plutôt une bonne chose, non?» – et la disparition, le lendemain, d’une vieille bouteille de liqueur luxembourgeoise. «J’avais pourtant tout collé!» (elle rit).
Prix LEAP en poche, l’artiste avoue avoir été contente de retrouver son Luxembourg natal, qu’elle a quitté il y a déjà longtemps, «l’œil rieur et triste» à la fois. Mais le prochain coup, promet-elle, elle s’y prendra autrement, surtout en se donnant plus de temps pour aller embrasser sa famille et ses amis qui y vivent toujours, et d’aller se promener en forêt ou du côté des Terres Rouges, loin du «stress» propre à la commande artistique. Dans le même sens, elle espère aussi participer à une nouvelle résidence au Bridderhaus (ou autre), mais sans objectif concret, «juste pour expérimenter et réfléchir». Elle pourra peut-être y trouver la réponse à une double question qui la taraude, et qui a failli la faire tout arrêter en début d’année : «À quoi je sers en tant qu’artiste, et qu’est-ce que j’apporte au monde?». En attendant, on pourra peut-être la voir, à l’occasion, à Esch-sur-Alzette. C’est qu’il y a une boutique à faire tourner.
«LEAP 2025»
Jusqu’au 27 avril.
Konschthal – Esch-sur-Alzette.
Le LEAP prend ses aises
Depuis le premier appel à candidatures, remontant à fin 2015, le LEAP avait ses petites habitudes : faire le tri, tous les deux ans, parmi les nombreux postulants (75 cette année), dégager quatre finalistes et un(e) gagnant(e) grâce aux compétences d’un jury international, et réunir tout ce beau monde aux Rotondes autour d’une exposition à durée limitée. Mais voilà, ces dernières étant en travaux, cette cinquième édition a trouvé refuge à la Konschthal d’Esch-sur-Alzette. Une aubaine, cela dit, pour les artistes sélectionnés qui ont pu profiter, au passage, des largesses du Bridderhaus durant une résidence d’un mois, avec de plus importants moyens de production mis à disposition (financiers, logistiques), et au bout, un temps d’exposition plus long (un mois). Disposée sur plusieurs niveaux, celle-ci gagne également en qualité, à travers une scénographie moins «plate» et convenue que ces dernières années. Un dispositif qui a ravi les nombreux visiteurs du week-end (ils étaient plus de 1 000 au vernissage vendredi soir), ayant apprécié, à leur juste valeur, les quatre propositions.
Outre celle de Jil Lahr, on trouve celle de Rozafa Elshan, grande frise sans aucune chronologie faite de photos en noir et blanc, de bouts de ficelle, de dessins… Esthétique, l’œuvre invite à l’exploration calme et tranquille. Ça tombe bien : c’est le temps et l’espace qui sont questionnés. Plus loin, c’est Mike Bourscheid qui dévoile son nouvel univers, aux codes toutefois connus. Toujours amateur de détournement, de travestissement et de performance, il s’amuse à réinterpréter les contes et légendes, comme ceux de Blanche-Neige et des sirènes de L’Odyssée. Fourrure d’ours et sculptures «monstrueuses» se répondent dans une installation aux airs médiévaux, avec vitrail, blasons et lance-bougies accrochés aux murs… Enfin, avec Lynn Schneidweller, le rêve devient concret. Grâce à l’IA et la participation du public, ils apparaissent en vrai autour d’une colonne Morris, aussi dingues soient-ils (chats qui explosent, bestioles colorées et tentaculaires…). Que dire de son imposant cheval blanc qui, posé face à un toboggan, se propose de collecter les songes du public, selon un mort d’ordre : l’imagination n’a pas de limite!
G. C.