Retrouvez la critique de l’album de la semaine.
Avec des groupes tels que Alvvays, Purity Ring, Cindy Lee ou Grimes, le Canada s’est transformé au tournant des années 2010 en terre promise de la dream pop. Cela dit, aucun projet musical venu du Grand Nord blanc n’incarne mieux cette idée de pop rêveuse que les Québécois de Men I Trust, d’abord un duo formé il y a une dizaine d’années par le bassiste Jessy Caron et le claviériste Dragos Chiriac, rapidement rejoints par la chanteuse et guitariste Emma Proulx, dont le timbre vaporeux et magnétique s’est imposé comme la marque de fabrique du groupe. Car il faut bien dire que, de tous les sous-genres de la musique pop, celui auquel appartient Men I Trust, tout en étant encore jeune, est peut-être déjà bien l’un des plus éprouvés, son esthétique tout en textures minimalistes et en «réverb» de guitares mélancoliques étant prise au piège, depuis quelque temps déjà, de ses propres répétitions.
S’il est vrai que beaucoup de groupes sonnent comme Men I Trust, Men I Trust ne ressemblent à personne d’autre qu’à eux-mêmes. Leurs inspirations peuvent être soul, R’n’B, jazz ou rock psychédélique, elles infusent lentement, en douceur, finissant par se fondre dans des compositions sans genre ni frontières, à l’intérieur d’une grande bulle musicale dont l’apparente simplicité est inversement proportionnelle aux enchevêtrements d’influences composites qui ont mené à sa formation. Il semble alors naturel que le trio possède autant de fans à travers le monde et que son influence s’étende à tous les horizons musicaux (jusque chez les rappeurs Tyler, the Creator et Joey Badass). Mais il a aussi la particularité d’opérer en marge de l’industrie musicale, toujours fidèle à son indépendance : outre son travail purement artistique, le trio est son propre éditeur, son propre tourneur, son propre clippeur… Une position qui impose le respect et qui, manifestement, n’a aucune répercussion négative sur leur créativité.
Le trio atteint une forme d’innocence que l’on croyait innée, mais qui n’a pourtant rien d’évident
Mieux que ça : leur cinquième album studio, Equus Asinus, sera accompagné dans les semaines à venir par sa suite directe, Equus Caballus. Soit, après le deuxième volet de leurs Forever Live Sessions, sortis en février, trois projets dévoilés en quelques mois, qui expriment chacun une facette du groupe. Les deux derniers doivent former ensemble un diptyque offrant une vision d’ensemble de l’évolution artistique traversée depuis 2014, marquant par la même occasion un nouveau chapitre de leur histoire. Equus Asinus se dévoile comme une pause expérimentale, née d’une période de création pour laquelle chaque membre du groupe s’est enfermé seul en studio, avant de mettre en commun la cinquantaine de chansons qui en a résulté : cet album, moins tenu à la cohésion sonore de l’ensemble que leurs précédents, montre finalement le trio à son plus libre – en contrepartie, celui à venir est déjà promis à ressembler au «bon vieux Men I Trust» des premiers temps, ont-ils indiqué.
Et il est vrai que cet Equus Asinus – «âne» en latin, les références équestres des deux titres échappant, il faut bien le dire, à toute forme de logique – ressemble assez peu aux albums «classiques» de Men I Trust, avec leur lot de mélodies hypnotiques empreintes de nostalgie, et cette dimension à la fois intime (dans le chant) et ample (dans les couches d’instrumentation synthétique) qu’ils maîtrisent si bien. On retrouve assez peu le «bon vieux Men I Trust», sinon sur l’ondoyant Bethlehem ou le plus minimaliste The Landkeeper, emmené par son élégante ligne de basse. En creusant plutôt le calme d’une veine folk (I Come With Mud, les arpèges de Frost Bite ou Purple Box), le trio atteint une forme d’innocence que l’on croyait chez lui innée, mais qui n’a pourtant rien d’évident. De la même manière, c’est dans les expérimentations hors cadre que les Montréalais révèlent tout un potentiel jusque-là enfoui, en allant chercher du côté des textures chagrinées de Lee Hazlewood ou Joe Dassin (Girl). Un instrumental, Paul’s Theme, aurait carrément pu être une chute de studio d’une bande originale signée Francis Lai ou François De Roubaix : c’est, dans l’univers musical soigneusement construit depuis dix ans par Men I Trust, le titre qui s’en éloigne le plus. Paradoxalement, c’est aussi celui qui définit le mieux la portée méditative de cet enivrant voyage musical.