Alexander Grodensky est le nouveau rabbin libéral d’Esch-sur-Alzette. En juin dernier, à seulement 31 ans, ce jeune Russe a pris la relève à la synagogue libérale de la rue du Canal.
Comment devient-on rabbin dans la Métropole du fer?
Alexander Grodensky : Il s’agit de mon premier emploi. J’ai décroché mon diplôme en août, puis j’ai été ordonné le 31 à Bielefeld, où j’ai reçu le titre rabbinique. En général, c’est la communauté qui élit le rabbin. Dans mon cas, c’est la direction qui a tranché. Mais le marché est ouvert : tous ceux qui sont rabbins et en portent les qualifications nécessaires sont éligibles. Ce n’est pas comme au sein de l’Église catholique où vous êtes nommé à un poste sans avoir le choix. La recherche d’un rabbin a lieu par le biais des écoles, qui entrent en contact avec les différentes associations rabbiniques. J’avais plusieurs options et parmi elles il y avait le Luxembourg, mais aussi Vienne.
Vous êtes né au Tadjikistan…
Oui, à Douchanbé, qui en est la capitale. Ma famille est originaire de la Lituanie, mais avec les déplacements et la guerre, ils ont fini par atterrir en Asie centrale, où j’ai donc passé mes six premières années. Plus tard, nous avons émigré en Russie. Je parle donc le russe, qu’on utilisait aussi bien dans ma famille qu’à l’école. J’ai également la citoyenneté russe.
Venez-vous d’une famille religieuse?
Mes arrière-grands-parents étaient la première génération à ne plus l’être. Ils avaient quitté la Lituanie avant la Première Guerre mondiale. Ils étaient communistes et membres du parti. C’était l’époque révolutionnaire, avec l’espoir d’une vie meilleure. Ils avaient vraiment embrassé cette vie nouvelle, avaient réussi à échapper au shtetl (NDLR : petite ville ou quartier juif vivant en quasi-autarcie en Europe de l’Est), à l’esprit étroit, à l’oppression et à la pauvreté. On a souvent tendance aujourd’hui à romantiser le shtetl, mais la réalité était tout autre.
Et en Russie, où viviez-vous?
Ma famille s’est installée dans la République des Komis, au nord de la Russie, pas loin de la capitale. On est donc passés en quelque sorte de 40 °C à moins 40 °C. En Asie centrale, il fait chaud, on a du beau temps et beaucoup de fruits. Mais Komi, ça a été un grand changement. C’est là que j’ai passé mes années de lycée, avant de me rendre à Saint-Pétersbourg, puis à Vienne, et avant de venir ici (il sourit). Ça a été un long chemin.
Êtes-vous allés en Russie à cause de la guerre civile du Tadjikistan?
En fait, nous avions émigré bien avant. Ce n’était pas lié à la guerre (1992-1997), même si à cause d’elle mes grands-parents ont dû nous rejoindre plus tard. Toute ma famille est soit partie vivre en Israël, soit en Allemagne. Il ne me reste donc plus de famille au Tadjikistan.
Est-ce que le judaïsme a été important dans votre jeunesse?
Pas vraiment. Nous étions une famille soviétique comme les autres. Notre judéité était avant tout une composante ethnique ou culturelle, et non religieuse. Pendant des années, ma famille a fait partie du Parti communiste. Nous n’observions pas les jours fériés. Probablement, la dernière génération à l’avoir fait a été celle de mes arrière-grands-parents. Je me souviens toutefois que dans ma prime enfance, des dispositions avaient été prises pour Pessa’h (NDLR : la Pâque juive). Je me souviens aussi d’un repas traditionnel à l’occasion de Pourim (NDLR : fête juive qui commémore la délivrance des juifs de l’Empire perse). Au fond, ce qui avait survécu à travers le temps, c’étaient les plats traditionnels, l’humour juif et les liens familiaux. Puis, dans les années 90, j’allais encore à l’école, il y eut en Russie une sorte de mouvement général de retour aux racines qui a consisté à se demander qui on était véritablement et quelle était la composante culturelle et religieuse de notre identité. Et c’est ainsi que j’ai fini par me retrouver à la synagogue de Saint-Pétersbourg. Ces années ont été très enrichissantes pour moi.
Ressentiez-vous un vide en vous?
Pas vraiment un vide… Il s’agissait plutôt de faire partie de quelque chose de plus grand, alors que ma génération n’a été juive que dans un sens formel. Cela s’était perdu au cours des générations, jusqu’au jour où vous vous demandez ce qui vous rend « juif » au fond. Alors j’ai commencé à lire, à fréquenter la synagogue et toutes sortes de cours. Dans le nord de la Russie où j’avais grandi, il n’y avait pas vraiment de communauté juive. Les seuls juifs que je connaissais faisaient partie de mon entourage. La communauté la plus proche était à 80 kilomètres. Saint-Pétersbourg a donc été pour moi la première opportunité de découvrir la vie juive sur un plan communautaire. C’était là mes années d’apprentissage. J’ai commencé à travailler à la synagogue en m’impliquant pas à pas.
Qu’est-ce qui vous a surpris en venant ici, à Esch-sur-Alzette?
Ce qui m’a plu ici, c’est la cohésion : le fait que les gens sont si liés entre eux, à la fois sur le plan familial et amical. L’atmosphère y est bonne. C’est une communauté restreinte, ce qui pose quelques inconvénients : on n’a pas les mêmes ressources, on dépend d’un petit nombre de personnes et le programme qu’on peut développer reste limité. En même temps, sa taille permet de maintenir le contact avec chaque membre de la communauté au lieu d’en rester aux formules de politesse. Une communauté de taille réduite vous réserve également un espace d’expérimentation plus grand. Par exemple, on n’a pas besoin de contacter la direction pour modifier tel ou tel mot dans le livre de prière. Tout va beaucoup plus vite et de façon plus informelle. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle j’ai choisi de venir au Luxembourg.
Entretien avec notre journaliste Frédéric Braun
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