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[LuxFilmFest] «Kontinental ’25», le film pirate qui dynamite le système


(Photo : raluca munteanu)

L’enfant terrible du cinéma roumain a encore frappé ! Avec Kontinental ’25, en compétition au LuxFilmFest, Radu Jude livre une nouvelle fable (a)morale sur la perversité cruelle d’un pays – et par extension d’une Europe – à deux vitesses.

La marche effrénée du monde vers un avenir incertain a fait de Radu Jude un artiste pour le moins en verve, sinon inarrêtable. Voyez plutôt : depuis 2020 et la pandémie de Covid-19, le réalisateur a signé pas moins de 16 films, courts et longs, fictions et documentaires – soit plus de la moitié de son œuvre complète, démarrée au milieu des années 2000.

Il continue d’avancer, tel un équilibriste qui aurait chaque pied sur un fil, entre essais historiques à portée politique (tous deux de 2020 sont The Exit of the Trains, un documentaire sur le plus important massacre de Juifs en Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale, et Uppercase Print, docu-fiction qui flirte avec le théâtre filmé pour relater le destin d’un jeune opposant à Ceaucescu liquidé par sa police secrète) et satires exubérantes, impitoyables et ultracontemporaines (dont Bad Luck Banging or Loony Porn, vainqueur de la Berlinale en 2021). Le tout, en défiant à chaque plan, chaque effet de montage et chaque réplique les codes du cinéma, et remettant en cause leur logique communément acceptée.

(Avec Radu Jude), vous voyez le monde différemment

Une méthode héritée de Jean-Luc Godard et de la Nouvelle Vague française, mais fermement ancrée dans notre époque, et qui compte parmi ses admirateurs un certain Martin Scorsese : fin janvier, lors d’une conversation publique à New York, l’Américain a fait l’éloge d’un cinéaste «choquant», qui «prend du contenu politique, l’histoire du cinéma, la morale, l’absence de morale, balance tout ça sur un écran puis l’éclate en mille morceaux et, soudain, vous voyez le monde différemment».

Il y a chez Radu Jude l’idée que, pour faire un cinéma engagé et honnête, les mots doivent être dérangeants et les images puissantes. On pense à la scène de 45 minutes en plan fixe qui clôt l’explosif Do Not Expect Too Much from the End of the World (2023) : un ouvrier raconte devant une caméra l’accident du travail qui l’a laissé un an dans le coma, avant d’être repris par les producteurs du spot publicitaire, pas vraiment satisfaits de cette version, trop détaillée, trop à charge, bref, trop dangereusement vraie.

Ou aux photos d’archives du pogrom de Iași (dans The Exit of the Trains), à travers lesquelles le cinéaste illustre la puissance du montage – ce qu’il montre, ce que l’accumulation des images sous-entend – en tant que procédé narratif. Ou encore à la nécessité de démarrer Bad Luck Banging or Loony Porn par une vraie scène pornographique, afin de se demander où se cache réellement l’obscénité, dans ces images explicites ou dans la valeur morale du débat qu’elles déclenchent chez les personnages.

Jude réinterprète Rossellini

Si son nouveau long métrage, Kontinental ’25, en compétition au LuxFilmFest quelques semaines après avoir remporté l’Ours d’argent du meilleur scénario à Berlin, mise plutôt sur le choc des mots, le cinéaste montre qu’il n’a pas son pareil pour construire quelques images extravagantes qui parlent autant qu’un traité de philosophie. Parmi elles, un échange improbable entre un SDF et un chien-robot (le décalage entre une vie précaire et ces jouets futuristes et onéreux dans une ville, Cluj-Napoca, devenue ces dernières années un berceau de la tech, où les inégalités sont toujours plus fortes) ou encore une prière murmurée par la protagoniste dans un parc à dinosaures, tandis qu’un tyrannosaure taille réelle rugit derrière elle (l’opposition entre religion et rationalité, la vision désolée d’un monde où l’humain serait en voie d’extinction).

Mais en revenant, avec cette nouvelle fable (a)morale, à une forme moins expérimentale, le Roumain, simplement armé de son iPhone 15, ne compte pas moins dynamiter le système, en suivant le chemin de croix d’une nouvelle antihéroïne en crise, Orsolya (Eszter Tompa), une huissière de justice profondément affectée par le suicide du sans-abri qu’elle est venue déloger.

En reprenant à sa sauce le récit du chef-d’œuvre du néoréalisme italien Europa 51 (Roberto Rossellini, 1952), celui d’«une femme rongée par la culpabilité, en quête de rédemption», Radu Jude en propose une «caricature» autant qu’une relecture baignant dans l’actualité brûlante. Adoptant en outre la structure narrative de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960), qui «commence avec la victime puis se focalise sur le criminel» – tout en précisant qu’Orsolya «n’est pas une tueuse mais elle se sent complice, symboliquement, comme tout le monde autour» –, le réalisateur fait se dérouler tout le film autour d’une tragédie afin de décortiquer les réactions dramatiques et absurdes qu’elle déclenche. Kontinental ’25 est un grand film sans concessions sur la complexité des réactions humaines, l’impuissance de l’individu face aux maux de la société et la distance infranchissable entre «nous» et «eux». Des idées que Radu Jude égrène au détour de situations et d’idées férocement drôles, comme la décision de la quadragénaire, hantée par l’image du corps sans vie du SDF (qu’elle a tenté de réanimer sur l’air de… Staying Alive!), de tirer un trait sur ses vacances en famille, ou encore lorsqu’elle fait parler sa bonne conscience en énumérant toutes les bonnes œuvres à qui elle donne «deux euros par mois», facturés sur son abonnement de téléphone.

Le fond et la forme

Au fil des rencontres d’Orsolya – avec sa mère, son patron, une amie, un ancien étudiant –, le film dresse aussi un autre portrait de la Roumanie : celui d’une ville, Cluj, au cœur de la Transylvanie, région qui a longtemps été hongroise et où cohabitent – difficilement – les deux langues et cultures. Véritable parc scientifique du pays, Cluj est également le symbole roumain de la modernité et de la croissance économique, obtenues au prix de «la gentrification et d’un développement urbain chaotique», dit Radu Jude, qui entend raconter aussi avec ce film «la face cachée du récit triomphaliste du progrès». Et qui contient en filigrane, dans ce film à la densité étourdissante, la dénonciation du racisme résiduel dont est victime la communauté hongroise, à laquelle appartient Orsolya.

La plupart des films abordant la pauvreté bénéficient de budgets de plusieurs millions de dollars. C’est incohérent

Si Radu Jude se défend d’avoir une «méthode de travail», il a assurément une signature, qui consiste en premier lieu à combiner intimement le fond et la forme. En accord avec la «pauvreté des moyens» revendiquée à l’époque par Rossellini pour son cinéma social, le réalisateur joue la carte du naturalisme poussé à l’extrême, refusant tous les artifices du cinéma, lumières, maquillages, décors… «La plupart des films abordant la pauvreté ou la violence sociale bénéficient de budgets de plusieurs millions de dollars. C’est une incohérence à l’encontre de laquelle je souhaitais aller.»

En d’autres termes, Kontinental ’25 est une sorte de film pirate et ouvertement antisystème, coproduit «accidentellement» au Luxembourg par Paul Thiltges Distributions (leur troisième collaboration après Bad Luck Banging or Loony Porn et Do Not Expect Too Much from the End of the World). Tourné en dix jours, ce long métrage imprévu a été réalisé en marge du prochain film de Radu Jude, utilisant les mêmes acteurs et la même équipe. L’autre projet sera plus imposant : il s’agit d’une relecture, qu’on imagine déjà complètement barrée, du mythe de Dracula dans un monde qui ne jure que par l’intelligence artificielle. «Il est temps que quelqu’un en Roumanie fasse son Dracula, avait juré le cinéaste au festival de Locarno, en 2024. Il n’y a que les Américains qui l’ont raconté, un millier de fois. On ne devrait pas laisser Hollywood dominer notre Dracula.» Dracula Park est attendu courant 2025 – en attendant, on ne peut que se fier au résumé officiel du film : «Make Dracula great again!»

Kontinental ’25,
de Radu Jude.