Après plusieurs tentatives avortées, la chanteuse Carisa Dias, née à Lisbonne et ayant grandi au Luxembourg, sort son premier album. Un mélange de styles et de langues qui correspond bien à cette citoyenne du monde. Entretien.
Chez elle, depuis toujours, la musique et le chant sont partout. Il était donc logique pour Carisa Dias qu’un album sorte un jour en son nom. C’est arrivé la semaine dernière, et celui-ci porte en lui l’histoire de sa génitrice. Celle d’une fille née à Lisbonne de parents capverdiens, arrivée à l’âge de huit ans au Luxembourg. Et celle d’une femme qui a dû se battre pour arriver à toucher son rêve du bout des doigts. Ce disque, intitulé Carisa et enregistré au Portugal, lui ressemble : sur le fond, avec cette joie, cette foi et ce courage portés en étendard. Sur la forme, avec ce mix de styles (morna, coladeira, bossa nova, pop, soul…) et de langues (anglais, portugais, créole du Cap-Vert, français) en équilibre entre tradition et modernité. Après un concert sold out à Mamer fin 2024 et avant d’autres à venir au pays, la jeune quadragénaire raconte son épopée, et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Entretien.
Vous chantez depuis toute jeune et composez depuis l’adolescence. La musique, c’est naturel chez vous?
Carisa Dias : Clairement! Parfois, il faut même me stopper, parce que peu importe où il y a de la musique, soit je chante, soit je danse (elle rit). Et il suffit d’un endroit avec un piano ou une guitare, et je suis déjà en train de composer. C’est plus fort que moi! Ça me permet de m’exprimer, de partager… C’est mon essence, mon équilibre, ma thérapie.
Mon père, c’était le DJ du quartier!
La musique, chez vous, est aussi familiale, notamment à travers votre père. Vous dites qu’il restera votre plus « grande inspiration ». C’est-à-dire?
Mon père chante depuis longtemps. Même avant que je ne vienne au monde, il avait formé un groupe à Lisbonne. Depuis ma naissance, je baigne là-dedans : j’ai écouté Bob Marley, Tina Turner ou James Brown, mais aussi la morna et la coladeira du Cap-Vert. J’aime raconter cette anecdote : on habitait dans un petit appartement, et tous les week-ends, il posait le tourne-disque sur le balcon et mettait la musique à fond. En fait, c’était le DJ du quartier! Voilà, j’ai grandi avec ça.
Vous reprenez même dans votre premier album une de ses chansons, composée en 1982…
Le producteur savait que mon père chantait et écrivait. Il lui a alors demandé de présenter quelques-unes de ses chansons, et on a choisi Amor amor, car je la connais depuis toute petite.
Était-ce important que le nom de votre père figure sur ce disque?
Faire des tournées, enregistrer un album… C’était aussi son rêve. Ce geste, c’est une manière de lui faire honneur, surtout que la chanson est superbe. Quand mon père l’a entendue, ça l’a motivé et il a commencé à réécrire des chansons. Il a déjà tout un bouquin! Il veut que je les chante, mais moi, je lui ai dit : « Tu sais quoi, papa? Tu vas enregistrer ton propre album! ».
À quand alors un duo père-fille?
Pas pour l’instant, mais on envisage de le faire un jour. Surtout qu’il a écrit certaines chansons qui m’inspirent… Et chanter ensemble, ce ne serait pas non plus une première : on a même participé à un concours au Luxembourg! Je me souviens aussi de la fois où l’on chantait dans un café. Il m’a regardée, et m’a dit : « Carisa, ta place n’est pas ici, sur ce petit podium. Ta place est dans le monde ».
Avec de telles racines, et cette musique qui vous accompagne depuis toujours, devient-on plus exigeante quand on sort son premier disque?
Je le suis, mais pour une autre raison : j’ai toujours voulu sortir un album. À 17 ans, puis dix ans plus tard, j’ai cherché à le faire, mais mes projets sont restés dans les tiroirs. Après ces expériences, je n’ai plus eu confiance en moi. Ce disque, c’est alors la preuve que je devais garder espoir et que je pouvais y arriver. Ça a été un défi que j’ai relevé haut la main!
Je suis la Luxembourgeoise par excellence, avec un bagage multiculturel incroyable
Comment cela s’est passé en studio, à Lisbonne?
Je voulais que tout soit parfait, alors que mon équipe me disait « mais non, c’est bon, tu assures… ». J’avais peur de mal faire les choses, de décevoir. Par exemple, il y a un morceau que j’ai enregistré plusieurs fois parce que je n’étais pas contente de deux petites secondes…
Ce disque est placé sous le signe du multiculturalisme et de l’ouverture. Est-il animé par votre propre histoire?
Oui, il me correspond bien. C’est d’ailleurs pour cela que mon nom a été choisi comme titre. Il est comme moi : une fusion, un mélange de cultures et de musiques.
Comment pourriez-vous alors vous définir?
Je suis la Luxembourgeoise par excellence, avec un bagage multiculturel incroyable : je suis née à Lisbonne, j’ai des origines capverdiennes et j’ai grandi au Luxembourg. J’ai été en contact avec des gens d’origines différentes, et je parle sept langues aussi!
Pour revenir sur votre passé, comment avez-vous vécu ce déracinement et l’installation au Luxembourg?
Pas si mal. J’avais huit ans, je suis arrivée au Luxembourg en août, et la météo était superbe! Je retrouvais aussi mon père, qui était venu cinq mois avant nous. Disons que je n’ai jamais eu peur, et j’avais envie d’apprendre, de faire plein de trucs. À Diekirch, je me suis inscrite à tous les sports! Du coup, je n’ai pas eu le temps d’avoir du chagrin. Et vivre au Luxembourg, c’est une chance : ce pays m’a permis de faire des études et de devenir la femme que je suis aujourd’hui.
Sur votre album, vous naviguez entre les styles et les langues. Ce mélange, est-ce une manière de se sentir plus libre, ou au contraire, un risque de s’éparpiller?
Je ne voulais pas me limiter, tout en m’amusant au maximum. Honnêtement, j’apprécie toutes les chansons de cet album. Elles me correspondent bien et portent en elles le plaisir que j’ai eu à les faire. À l’avenir, oui, peut-être que je vais resserrer mes choix en fonction des retours, des chansons qui vont être plus écoutées…
Y a-t-il toutefois un style dans lequel vous vous sentez plus à l’aise?
Ma zone de confort, ce sont les ballades, qui s’expriment à travers des genres comme la morna, le fado et le gospel. Elles me permettent d’être lyrique et mélancolique. C’est avec elles que je me sens plus en phase avec moi-même.
S’il fallait résumer ce disque et son contenu en quelques mots, qu’est-ce que ce serait?
Fusion, amour, empowerment, espoir.
Pourquoi « espoir »?
Ce disque raconte qu’il ne faut jamais baisser les bras, qu’il faut continuer à rêver et se bouger pour atteindre ses objectifs.
Et « empowerment »?
À travers mon projet, j’aimerais encourager d’autres femmes à s’accomplir. Tout est possible! Regardez-moi : j’ai des enfants, je travaille 40 heures, je fais des tonnes de choses, et pourtant, j’arrive encore à faire de la musique. C’est facile de se dire que l’on n’a pas le temps de tout faire. Mais avec la foi et le cœur, on arrive à tout!
Le single There for You, sorti en novembre, est un hommage aux femmes. Votre album est sorti la veille de la journée internationale des Droits des femmes. Faut-il y voir un signe?
L’industrie de la musique est encore masculine. Moi, quand j’ai commencé ce projet, on m’a mis des bâtons dans les roues. J’ai entendu des choses comme « tu ne vas pas y arriver, tu as des enfants, tu es trop âgée… ». Apparemment, une femme, encore aujourd’hui, doit être soit mère, soit salariée! Je ne suis pas d’accord : si on est bien entouré et que l’on s’accroche, on peut réaliser de belles choses.
Quelles sont vos ambitions?
J’ai toujours dit que je ne veux pas devenir une autre Beyoncé! Si j’arrive à vivre de la musique, tant mieux, mais mon objectif, c’est d’abord de partager une énergie, de bonnes vibrations, des sourires, de l’espoir et de la joie. Je le dis dans le refrain de la chanson Provações : « Peu importe les situations et les personnes qui cherchent à te mettre à terre, quand tu sais la force et la lumière qui est en toi, rien ni personne ne peut t’arrêter ».
Ce côté solaire, positif, énergique, c’est finalement ce qui réunit vos différentes chansons. Êtes-vous d’accord?
C’est bien résumé! Justement, l’année dernière à Differdange, on a organisé une écoute publique de l’album. Un monsieur est venu me voir à la fin : il a reconnu qu’il avait dû comprendre seulement 10 % des paroles, mais qu’il ne s’était jamais ennuyé. Pour lui, c’était un voyage. Et il avait le sourire!
Votre père vous a dit que votre place était ailleurs. Où exactement, selon vous?
La vie, c’est une grande aventure, et à travers elle, j’espère laisser un héritage, un témoignage. Que mon histoire en inspire d’autres. Du coup, je ne vais pas m’arrêter là, et surtout, je ne m’interdis rien. Mon envie? Jouer à la Philharmonie, mais aussi aller à New York, au festival de Cannes, jouer dans une comédie musicale… Il y a tant de choses à accomplir.
Carisa, de Carisa Dias.
Elle sera en concert au Kinneksbond (Mamer) le 6 juin, à l’ArcA (Bertrange) le 20 septembre et au Trifolion (Echternach) le 22 novembre.