L’autrice part en vadrouille dans le parc de Yellowstone, aux États-Unis, connu notamment pour sa population d’ours en liberté. À mi-chemin entre fiction et reportage, son constat est sans appel : le plus grand prédateur n’est pas celui qu’on croit…
En 2023, sur grand écran, la réalisatrice Elizabeth Banks imaginait une drôle d’histoire, vaguement inspirée d’un fait divers : au cœur d’une forêt située au fin fond de la Géorgie, un ours brun tombait sur plusieurs sacs contenant de la cocaïne. Rapidement accro à la poudre blanche, la bête de plus de 200 kilos allait semer la terreur, découpant à grands coups de griffes les locaux, les touristes et les policiers dans un énorme bain d’hémoglobine. Le film Crazy Bear, derrière la parodie et le gore, allait appuyer une idée encore largement partagée : la bête est dangereuse, imprévisible et sauvage. Et mieux vaut ne pas s’y frotter de trop près.
À plusieurs milliers de kilomètres de là, entre l’Idaho, le Wyoming et le Montana, la peur et la paranoïa qui entourent l’animal restent sensibles, surtout à l’approche du parc de Yellowstone, emblème national pour ses bassins multicolores, ses geysers, son volcan caché sous la surface… et sa population d’ours noirs et de grizzlys vivant en liberté. Face à la fréquentation massive de touristes, les panneaux de mise en garde sont omniprésents et livrent quelques conseils d’usage en cas de rencontre inopinée avec le prédateur, voire d’attaque : «garder son calme», «rester immobile», «parler doucement» et, en dernier recours, «faire le mort» ou «dégainer le bear spray», sorte de puissante bombe lacrymogène.
Soyez prêt à rencontrer un ours
L’autrice Alice Chemama a eu l’occasion de s’en rendre compte, elle qui, dans une approche mêlant fiction et enquête journalistique, s’est déjà entichée de tout un bestiaire (renne, cheval, kangourou, gorille). Dans le cadre d’une résidence d’exploration proposée par la Villa Albertine, établissement culturel de l’ambassade de France aux États-Unis, elle file alors vers la région de Yellowstone pour observer la cohabitation étroite entre les ours et les humains, avec cette statistique en tête : depuis 1872, date de sa création, il n’y a eu que huit attaques fatales dans le parc. Pour la revue Topo, elle publiera au printemps 2024 le reportage intitulé «Touchez pas aux grizzlys», avant de prolonger son aventure en fiction. Les deux sont aujourd’hui réunis chez Dargaud.
Dans une première partie, on suit son alter ego, Marcia, trentenaire décidée à changer d’air. Développeuse web, elle troque alors ses lignes de code pour des produits d’entretien et s’installe pour deux mois d’été dans un petit hôtel familial. Sur son temps libre, elle explore les lieux avec Angel, employé de nettoyage (souvent pris pour un ranger). Au cours de ces randonnées aux allures de flirt, elle cherche à voir l’animal, mais ce dernier ne pointe pas son museau si facilement. Par contre, il est partout ailleurs : sur les pots de confiture, les porte-clés, les cartes postales… De quoi se questionner : l’ours est-il une bête redoutable? Ou, au contraire, un totem, un trophée, voire un «monstre sanguinaire» inventé pour les besoins de la légende? La seconde partie, didactique, y répond et déconstruit certains clichés persistants.
Avec Alice Chemama, appuyée par les avis dépareillés des locaux, du public, des scientifiques et des saisonniers qui sillonnent Yellowstone, le constat est direct : l’ours serait tranquille sans tous ces humains! Dans son sillage, de routes goudronnées en sentiers forestiers, on découvre notamment l’étendue du tourisme de masse, qui défigure les parcs nationaux et les transforme en Disneyland. On apprend également quelques termes, comme «Bear Jam» (embouteillage dû à un ours) ou «Snow White Effect» (quand les visiteurs pensent, comme Blanche-Neige, que tous les animaux sauvages sont sympathiques). On saisit enfin toute l’importance du rapport au vivant et des grands prédateurs (pour l’équilibre de l’écosystème) et on prend conscience de leur possible promiscuité avec l’homme, à condition que ce dernier renonce à l’un des privilèges des sociétés modernes : «posséder tout l’espace et s’y sentir en sécurité».
Comme on l’apprend plus loin, et à l’instar du loup en Europe, la question de l’ours divise toujours aux États-Unis, entre ceux qui prônent sa chasse, son extermination ou sa mise en captivité (comme dans le Grizzly & Wolf Discovery Center), et les autres qui souhaitent, eux, cohabiter – «ils sont chez eux aussi!», explique un habitant. Entre ces différents points de vue, Alice Chemama dresse une fiction documentaire habile qui, à la fois divertissante et didactique, profite d’un dessin inventif (vignettes, abstraction…) et d’un découpage au cordeau. Et lance un message : que l’homme arrête de se croire au sommet de la chaîne animale. Toutes les autres espèces lui en seront reconnaissantes.
Grizzly Jam, d’Alice Chemama.
Dargaud.
L’histoire
C’est le début de l’été, et comme chaque année, le Yellowstone s’apprête à voir défiler une horde de touristes plus ou moins au courant de l’attitude à adopter face à l’un de ses résidents le plus célèbre : le grizzly. Parmi eux, Marcia, saisonnière et randonneuse débutante, pose ses valises au Sitting Bear Lodge, hôtel situé en bordure du parc national, au milieu des bois. Durant son temps libre, elle explore les lieux. Elle aura ainsi tout le loisir d’analyser le statut de l’animal, son environnement, et surtout, son rapport avec l’humain, espèce ô combien invasive…