Accueil | Culture | [Cinéma] «Queer» : William S. Burroughs, l’inadaptable réadapté

[Cinéma] «Queer» : William S. Burroughs, l’inadaptable réadapté


(photo Pan Distribution)

William S Burroughs a inspiré la pop culture, jusqu’au cinéma, alors que ses livres ont souvent été réputés inadaptables à l’écran. Avec Queer, le réalisateur Luca Guadagnino reprend l’un des romans de l’auteur emblématique de la beat generation. Décryptage.

Littérature, drogue et rock’n’roll

La phrase «Si on dit que c’est expérimental, c’est que l’expérimentation a échoué » est bien signée  William S. Burroughs, un auteur qui, tout le long de sa vie, expérimente drogue, sexe et occultisme, pour faire de l’expérimentation dans l’art. Burroughs est un reporter de l’introspection et des états seconds; il y a d’abord la pratique et puis il y a, pour ainsi dire, la «théorie», à moins que ça ne soit avant ou alors simultanément.

C’est, à l’américaine, de la littérature gonzo. Le dérèglement des sens a du sens quand c’est dans un but créatif, et quoi de mieux que l’ultra-subjectivité, pour être enfin le héros de ses propres récits désaxés. Selon son axiome, on ne parle donc pas d’expérimentations car ses oeuvres, en effet, ne sont pas des échecs.

William Burroughs influence tous les arts, de la peinture (Jean-Michel Basquiat) à la littérature (Don DeLillo) et, encore plus, la musique. Pléthore de musiciens et de chanteurs partagent avec lui un sacré (road) trip. Burroughs est proche, pendant un temps, des Doors, des Rolling Stones et des Beatles – il apparaît naturellement sur la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967).

Il devient l’ami de Patti Smith, de Lou Reed et de bien d’autres en même temps qu’il est une inspiration certaine pour le bruitisme, qu’il soit punk, indus, métal, ou directement noise, quand il collabore avec Sonic Youth sur Dead City Radio en 1990 – sans oublier le grunge, quand, deux ans plus tard, il enregistre The Priest They Called Him avec Kurt Cobain à la guitare.

Au-delà de son personnage, inspirant comme un héros de roman, le rock lui doit aussi la technique cut-up, «une forme de tarot occidental» pour reprendre David Bowie, autrement dit du découpage de texte et du recollage aléatoire, pour aboutir, en fin de compte, à l’illumination par la déconstruction. Citons un autre genre de collage, celui des bandes magnétiques, et là, la musique peut le remercier d’avoir posé les bases du sample et même du remix.

Visions de cinéma expérimental

Du côté du septième art, c’est beaucoup plus chaotique. Même en remaniant les plans dans tous les sens possible, même par le biais de la pirouette de n’importe quel cut-up d’images, si Burroughs est réputé inadaptable au cinéma, c’est bien, tout simplement, parce qu’à première vue, il l’est.

L’auteur consacre les quinze dernières années de sa vie aux arts visuels – collages et expérimentations – mais il ne cherche pas à faire de ses romans hallucinés des films «traditionnels». En 1984, le réalisateur Russell Mulcahy – oui, celui d’Highlander (1986) – a l’intention d’étirer le clip de The Wild Boys de Duran Duran pour en faire un long métrage adapté du livre éponyme de Burroughs, sauf que non, ça n’aboutit pas.

Il y a, en revanche, des courts-métrages, comme ceux d’Anthony Balch, qui est un collaborateur direct de William Burroughs et qui signe, en 1966, le bien-nommé The Cut Ups selon ladite technique. Il y a également Gus Van Sant, pour ses courts comme Discipline Of D.E, en 1982, adapté d’une nouvelle de Burroughs, ou Drugstore Cowboy en 1989, où l’écrivain participe même au scénario, et Thanksgiving Prayer en 1991. En additionnant tous ces petits films, et avec un coup de cut-up, ça donne un long métrage ?

La même année que Thanksgiving Prayer, pour la première fois, William Burroughs est justement adapté en long-métrage, il s’agit de Naked Lunch, son livre paru en 1959 qui narre les errances d’un type sous psychotropes. Le film est brillamment réalisé par un David Cronenberg qui, cinq ans plus tard, mettra en images un autre livre jugé difficile à transposer à l’écran, le Crash de James Graham Ballard (1959) sur le fétichisme des accidents de voiture.

En 2017, Bertrand Mandico réalise le rêve de Russell Mulcahy en adaptant The Wild Boys au cinéma. Celui-ci, très beau, ne pouvait être qu’un objet expérimental et incandescent, car il n’y a là encore pas que les garçons qui sont sauvages, il y a aussi l’ouvrage. Comme Junky (1953), The Soft Machine (1961) ou Queer (1985).

William Burroughs et Luca Guadagnino

S’il est écrit entre 1951 et 1953, Queer est un roman qui n’est publié qu’en 1985 et qui contient les deux thématiques chères à Burroughs, à savoir la drogue et l’homosexualité. Il s’agit d’une histoire d’amour tourmentée entre Lee et Allerton, ainsi que de la quête de la yagé, une plante qui possède des pouvoirs télépathiques.

Quel réalisateur alors pour s’atteler à l’adaptation ? Jan Kounen, pour la connaissance des substances hallucinogènes ? Hélène Cattet et Bruno Forzani, pour la démesure graphique et la puissance sensorielle ? Ou Terry Gilliam ? Avec Fear And Loathing In Las Vegas (1998), l’Anglais a bien adapté un autre auteur difficilement adaptable, Hunter S. Thompson. Eh non : c’est Luca Guadagnino, mais après tout, ok, ça se tient.

D’abord, si l’on pense à Call Me By Your Name (2017), une romance homosexuelle où la caméra ne cache pas ses yeux. Puis à Suspiria (2018), qui se pose comme un feu d’artifice baroque et une tentative culottée de l’inadaptable, au sens où il paraissait blasphématoire de retoucher au film culte de Dario Argento (1977), pendant qu’on y est, autant se lancer dans le remake de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) – ah bah si, le précité Gus Van Sant l’a fait, avec Psycho (1998).

Il faut citer Oliver Harris qui, dans l’édition de poche française de Queer, parue en 2023, écrit: «Il n’existe pas de roman conventionnel dans l’œuvre de William Burroughs (chacun d’entre eux pourrait s’appeler Queer)». «Queer» est une expression péjorative devenue, par réappropriation, positive – car, si le mot, en anglais renvoie, dans un sens, à l’homosexualité, dans l’autre, il est question d’un individu «bizarre», «inadapté».

Queer sur grand écran

D’abord, le film a le même destin que le livre. Alors qu’il y a un écart temporel entre l’écriture du roman de Burroughs et sa publication, il y a bien une éternité entre le projet et sa concrétisation – Guadagnino découvre le livre de Burroughs adolescent et compte l’adapter au cinéma dans la quasi-foulée, alors que le Sicilien n’a que 21 ans.

 

Divisé en chapitres, Queer démarre par une phrase en clin d’œil de fan, «You’re not queer», alors que Burroughs disait de lui-même «je ne suis pas queer, je suis désincarné». Les scènes de sexe sont assez frontales et honnêtes. Il peut s’avérer déroutant de voir Daniel Craig, soit l’ex-cliché du héros hétéro James Bond, ici agenouillé la main sur les fesses d’un éphèbe enveloppé par un éclairage couleur rouge chair, et un peu plus loin, la bouche sur un caleçon; la caméra ne se tourne pas vers la cheminée, mais du côté de la cigarette posée qui fume encore.

Cigarette à nouveau, il y a cette jolie séquence en plan fixe du même Craig qui crache la fumée de sa solitude sur Leave Me Alone de New Order. Car, en effet, il y a de la musique autant qu’il y a d’anachronismes; nous sommes dans les années 1950 et, apparemment, Musicology de Prince et Come As You Are de Nirvana sont déjà sortis.

Malgré ces quelques débordements, et même si Daniel Craig et Drew Starkey sont impeccables, tout comme la reconstitution du Mexico des «fifties» par Cinecittà, Queer paraît trop bavard, trop sur les rails (et pas ceux que vous croyez), trop conventionnel, trop mais pas assez. Le film contient l’énergie d’une tiédeur acceptable. Sauf que non, il faut rester jusqu’au bout.

Spoiler qui, en fait, ne dit rien : c’est dès lors que le couple se rapproche de la yagé, donc de la jungle, que Queer vit parce qu’il dévie. Et permet de tirer ce constat : l’intérêt de William Burroughs au cinéma, c’est surtout quand les dialogues cessent, autrement dit le texte, pour ne laisser place qu’à l’image. C’est cette adaptation qui constitue le défi le plus dur à relever. Et Queer, à la fin, y parvient.

Queer, de Luca Guadagnino.  Actuellement sur les écrans.

Newsletter du Quotidien

Inscrivez-vous à notre newsletter et recevez tous les jours notre sélection de l'actualité.

En cliquant sur "Je m'inscris" vous acceptez de recevoir les newsletters du Quotidien ainsi que les conditions d'utilisation et la politique de protection des données personnelles conformément au RGPD .