L’histoire du film brésilien I’m Still Here se passe essentiellement durant la dictature militaire, mais c’est «un film sur le présent», assure son équipe.
Lauréat du prix du meilleur scénario à la Mostra de Venise, I’m Still Here arrive en salle au Luxembourg après avoir séduit près de cinq millions de spectateurs dans les salles brésiliennes.
Il est tiré de l’histoire vraie de Rubens Paiva, ex-député de gauche disparu sous la dictature militaire, et raconte le combat de son épouse, Eunice Paiva, pour connaître la vérité sur son sort, après son enlèvement par des agents du régime en 1971.
Avec ce film, le réalisateur Walter Salles signe son retour sur les écrans après une décennie d’absence et des succès comme Central do Brasil (1998) ou Diarios de motocicleta (2004). Fernanda Montenegro, 95 ans, mère de l’actrice principale, Fernanda Torres, et nommée aux Oscars pour Central do Brasil, fait une apparition à la fin du film, représentant Eunice Paiva dans sa vieillesse.
Dans les rues et sur les réseaux sociaux, citoyens, artistes et politiques – dont le président de gauche Luiz Inacio Lula da Silva – communient autour du long métrage, bien placé dans la course aux Oscars, où il est nommé pour trois des statuettes les plus prestigieuses de la cérémonie : meilleur film, meilleure actrice et meilleur film international.
«Si on gagne, on va faire la fête comme pour une Coupe du monde», promet Isabela Caetano, 19 ans, étudiante à São Paulo. Pour de nombreux Brésiliens, voir la reconnaissance du film à Hollywood est une fierté nationale.
Le succès de I’m Still Here a inspiré une idée originale à São Paulo. La tombe d’Eunice Paiva, décédée en 2018, compte désormais parmi les étapes d’une visite guidée du cimetière d’Araça, l’un des plus grands de la capitale économique. À Rio de Janeiro, la demeure où a été tourné le film – inspiré d’un livre d’un fils de Paiva – attire aussi des visiteurs.
Preuve parmi d’autres que le long métrage résonne avec l’actualité, ce que corrobore Fernanda Torres : «C’est un film sur le présent. Nous avons eu un président (NDLR : Jair Bolsonaro, 2019-2022) qui croit que les militaires ont sauvé le Brésil du communisme. Ce film appelle à une réflexion importante, il touche le cœur de personnes de tous bords.»
Faisant référence à «la montée de l’extrême droite au Brésil, à partir de 2017», Walter Salles poursuit : «Aujourd’hui, il y a un projet politique basé sur l’effacement de la mémoire (de la dictature). Face à cela, les formes d’expression artistique ont d’autant plus d’importance.»
Ce regain d’intérêt pour cette sombre période intervient alors qu’au même moment les révélations s’enchaînent sur un projet de coup d’État qui aurait été ourdi il y a à peine plus de deux ans. Ex-capitaine de l’armée et nostalgique de la dictature, Jair Bolsonaro a récemment été inculpé aux côtés d’autres politiques pour un complot présumé visant à empêcher le retour au pouvoir de Lula après sa victoire électorale en 2022.
Il se dit innocent et «persécuté». Après la sortie de I’m Still Here en novembre au Brésil, des comptes associés à l’extrême droite avaient appelé sur les réseaux sociaux à un «boycott» du film.
Le jour où Rubens a disparu est un tournant pour nous tous, il y a un avant et un après
Le Brésil n’a jamais jugé les crimes de la dictature qui, selon les chiffres officiels, a fait 202 morts, 232 disparus et des milliers de victimes de tortures et de détentions illégales. Une loi d’amnistie adoptée en 1979 par le régime militaire a empêché les coupables d’être punis.
Mais un juge de la Cour suprême a considéré pour la première fois en décembre que l’amnistie ne pouvait inclure la dissimulation de cadavres. Dans sa décision, qui doit encore être discutée par l’ensemble de la Cour, le juge citait le dernier film de Walter Salles.
Le cinéaste relate avec minutie la vie de la famille Paiva, avec qui il a «passé beaucoup de temps» par l’intermédiaire de sa petite amie de l’époque, proche des Paiva. «Ce sont des souvenirs d’adolescence (…) Dans cette maison, c’est comme si on était dans un autre pays, où l’on pouvait parler librement de politique, où l’on parlait de livres ou de disques censurés.»
«Le jour où Rubens a disparu est un tournant pour nous tous, il y a un avant et un après. S’il nous restait un peu d’innocence, nous l’avons perdue ce jour-là», ajoute-t-il.
«C’est un film porteur d’espoir (…), à travers la résilience et la joie de vivre de cette famille, explique Fernanda Torres. Il raconte une tragédie, mais après l’avoir vu (…) on se dit : ces gens ont résisté, ils ont survécu, ils existent.» Et le message qu’ils incarnent n’a pas de frontières, comme le raconte Walter Salles : «Sean Penn a vu le film le jour de l’élection de Donald Trump, et en le présentant à Los Angeles, il a cité le sourire d’Eunice comme un exemple de résistance pour ce qui est à venir aux États-Unis.»
Reconnu mort en 1996, Rubens Paiva est l’une des victimes dont le certificat porte désormais la mention : «Mort causée par l’État dans le cadre de la persécution systématique de la population identifiée comme dissidente».