En Espagne, durant la guerre civile puis la dictature franquiste, des dizaines de milliers de personnes furent exécutées et enterrées dans des fosses communes. Paco Roca et Rodrigo Terrasa exhument le passé dans un ouvrage… mémorable.
C’est une véritable procession qui sort d’un profond «tombeau» et d’un silence long de soixante-dix années. Les uns après les autres, ces spectres envahissent le cimetière de Paterna, ville située dans la proche banlieue de Valence, et théâtre de multiples exécutions de la part du régime franquiste. Enfin à l’air libre, ces hommes et ces femmes retrouvent un nom, une «dignité» même, eux dont le souvenir était jusqu’alors réduit à un vulgaire numéro planté sur une fosse commune. Au 126, ce sont 144 victimes qui émergent de la terre. Autant de corps qui, une fois identifiés, pourront bénéficier d’un enterrement et d’une sépulture «individuelle et éternelle». «On nous donne une voix, on nous rend à la mémoire», s’exclame d’ailleurs l’un de ces fantômes, trop longtemps effacés des esprits.
L’oubli, c’est la mort. Se souvenir, c’est ramener parmi nous ceux qui sont partis
En Espagne, les ravages de la guerre civile (1936-1939), et ceux de la dictature qui va suivre (jusqu’en 1977) font toujours l’objet de débats passionnés. Et confronté à ce passé que certains politiques cherchent à embellir, ou pire, à «blanchir», l’État préfère l’amnésie démocratique au sens des responsabilités. Mais c’est vite oublier «les parents directs des fusillés qui ne pouvaient pas pleurer leurs morts», bondit Rodriguo Terrasa, journaliste d’El Mundo a qui l’on doit ce louable devoir de mémoire. Dès le départ, lui n’a pas voulu suivre les conseils et menaces qui racontent que «remuer le passé» ne sert à rien. Une conviction qu’il tient à une rencontre, décisive, en 2013 : celle de Pepica Celda, qui avait fait la promesse à sa famille de ne jamais oublier son père José, exécuté en 1940 avec 200 autres républicains. C’est par elle, au terme d’un épuisant «combat administratif», que le processus d’exhumation a débuté.
C’est tout l’objet de cet Abîme de l’oubli, enrichi et mis en images par Paco Roca, connu lui aussi pour fouiller dans les plaies de l’Histoire de son pays (comme dans La Nueve, 2014). À deux, ils concoctent un ouvrage poignant, en équilibre entre le passé et le présent. Le récit suit en effet une équipe d’archéologues occupée à sortir de l’oubli ces ossements sous le regard des proches concernés. Au fil des découvertes, on remonte alors, en flash-back, aux années sombres et assiste à la répression franquiste, aux parodies de procès et aux fusillades de masse, dans cette période qu’est l’immédiat après-guerre civile, «supposée être de paix», souligne le dessinateur. Le duo s’échappe de ce rigoureux ancrage chronologique en repartant, à quelques occasions, à la Grèce antique et à L’Iliade, pour mieux évoquer l’importance d’enterrer ses morts, sans quoi il est difficile de faire son deuil (et à l’âme du défunt de trouver la paix).
Fruit de collaborations avec des «historiens et des spécialistes du sujet», dixit Paco Roca, ce roman graphique, subtilement découpé et aux différentes notes chromatiques, n’est pas qu’un froid compte rendu de cette période trouble. Au contraire, sa démarche se veut «humanitaire», ou plutôt humaniste. Cela s’observe par la bataille sans merci que livre Pepica Celda (âgée de huit ans à l’époque des faits) pour localiser la dépouille de son père et en récupérer les restes. Mais également à travers le rôle d’un autre personnage : Leoncio Badia, fossoyeur à Paterna en 1940, qui va se révéler essentiel dans ce travail de mémoire. En dépit du danger et de la surveillance de la milice, il va en effet faire de son mieux pour enterrer dignement toutes ces victimes de la répression. Mieux : il va récolter, dans de petits flacons, les noms et les effets de ces derniers (boutons, morceaux de tissu, mèches de cheveux…). Précieux pour les familles en deuil, et geste crucial à la future identification des corps.
Devant une nation qui fit le choix de l’oubli plutôt que celui de la mémoire (on estime qu’il existe entre 600 et 800 charniers à travers toute l’Espagne, contenant parfois plusieurs milliers de cadavres républicains assassinés), Rodriguo Terrasa et Paco Roca ont, quant à eux, pris le parti de regarder, droit dans les yeux, ce douloureux passé qui dérange. Pourquoi? Car «l’oubli est un abîme qui sépare la vie de la mort», notent-ils par la voix d’un de ces anonymes, simplement tués pour leurs idées et leur envie de rester libres. Leurs mémoires, vouées à l’abîme de l’oubli, ressurgissent avec bonheur. Et face à la mort, omniprésente ici, c’est finalement «la vie qui reprend ses droits».
L’Abîme de l’oubli, de Paco Roca
et Rodrigo Terrasa. Delcourt.
L’histoire
Le 14 septembre 1940, 532 jours après la fin de la guerre civile espagnole, José Celda est fusillé par le régime franquiste et enterré dans une des fosses communes de cimetière de Paterna, avec onze autres hommes. Soixante-dix ans plus tard, sa fille, âgée de huit ans au moment des faits, parvient à localiser sa dépouille…