Avec Eusexua, FKA Twigs plonge sa pop dans la house et la techno. À l’image de son titre, le résultat est sensuel et euphorisant.
La pop danse avec la dance
La pop est, par définition, passe-partout. L’appellation «pop» même l’est, dès lors qu’elle se situe quelque part en opposition à toute forme de musique savante ou expérimentale. La musique dite de club révèle, elle, un drôle de paradoxe : elle fait, certes, danser des milliers de corps ou plus encore, donc elle contient en elle un potentiel fédérateur, mais sa limite peut se trouver dans le fait de se cantonner… aux clubs. Une fois que la nuit est terminée et que les lumières sont rallumées, la dance music rentre chez elle.
Selon ce raisonnement, c’est alors le salon de notre propre maison qui devient un lieu «select» : les morceaux électroniques n’ayant pas la tenue correcte exigée ou, pourquoi pas, n’étant pas bien accompagnés ne peuvent pas y entrer. Mais non. Alors qu’au milieu des années 1980, on commence à parler d’EDM (pour electronic dance music), on se met à employer l’acronyme IDM (pour intelligent dance music) dès le début des années 1990, afin d’évoquer une dance qu’on invite, avec plaisir, chez soi – in the house. Eusexua, le troisième album de FKA Twigs, peut s’écouter partout : la production possède une tenue très correcte et la musique de club est bien accompagnée par la pop.
Retour à la house
La house opère un retour en force dans la pop music, aussi bien quand Drake sort son Honestly, Nevermind (2022) que lorsque Beyoncé fait sa Renaissance (2022 aussi). Avec Eusexua, FKA Twigs a, quant à elle, voulu amener dans son home studio la scène rave de Prague, la ville dans laquelle elle a tourné The Crow (Rupert Sanders, 2024). Il s’agit, selon ses dires, d’un coup de foudre musical. Mais c’est aussi une évidence : son timbre soprano aigu s’accorde de façon fluide avec les kicks et les lignes de synthés house et techno. Question arbre généalogique et analogie, Koreless, le fidèle metteur en son, appose sa patte, mais le casting est aussi composé d’autres coproducteurs ayant œuvré, côté dancefloor, avec Madonna (Stuart Price) ou avec Rihanna (Stargate).
Kate Bush ou Björk reviennent sur les lèvres, lorsqu’il s’agit de citer des artistes pop prenant un virage expérimental. Et parfois c’est un mauvais signe : comme on dirait de quelqu’un qu’il se regarde écrire, il y a le risque dans ce contexte de s’écouter expérimenter. Ce n’est pas du tout le cas avec FKA Twigs : qu’elle soit techno, house ou même jungle (sur les roucoulades à la fin de Striptease), la dance music fait ici le grand écart sur la piste entre l’impulsion de danser et la quête sonore, sans jamais briser la colonne vertébrale pop. La house music redevient de la soul électronique, mais téléportée en 2025.
Tempo dilaté
Il y aurait bien une certaine nostalgie des années 1990, qui semblaient pourtant s’éteindre hier, les BPM du temps accélèrent trop. Mais Eusexua est un disque très actuel, dans le son comme dans le propos. Sur le mécanique Drums of Death, les voix «glitchent», elles sont hachées par le numérique, pendant que les notes de piano dispersées longent les plages (mentionnons la présence de la brillante musicienne Kelly Moran). Par-delà l’ombre de Disclosure, la gnaque est transcendée par le «downtempo», quand l’hyperpop ne se frotte pas à l’opéra. Dans Girl Feels Good, les guitares électriques épousent le synthétique via un revival trip-hop, genre qui, s’il est d’ordinaire lent, serait ici épileptique. Le disque est garni aussi d’hallucinations, comme, sur Childlike Things, ce rap en japonais de North West – oui, oui, la fille de onze ans de Kanye West et de Kim Kardashian. Et pendant ce temps-là, le look de FKA Twigs s’inspire de l’Égypte ancienne, version apocalyptique. Le tempo est dilaté.
Néologisme charnel
Danseuse et performeuse, FKA Twigs s’inscrit dans le prolongement de la house et la techno, en ayant rendu hommage au krumping et au voguing. Après le disco, la techno-house a fait sauter bien des verrous en matière de sexualités. Avec Eusexua, un titre qui sonne comme un manifeste, FKA Twigs emmène le genre plus loin aussi à travers ses paroles. Si en 2019, dans Mary Magdalene, elle se définissait comme une «créature du désir», et non comme un «objet de désir», sur Girl Feels Good – et presque partout ailleurs –, c’est le sujet du plaisir qui est abordé.
Perfect Stranger parle d’une rencontre avec un homme anonyme, dont FKA Twigs ne veut absolument rien savoir. Dans 24hr Dog, la chanteuse parle de libération de soi dans le cadre de la soumission sexuelle («I’m a dog for you»), ce qui renvoie à une version soft de Louisahhh, la punk BDSM des raveurs. Il y a encore Striptease, mais il s’agit de la mise à nu de l’âme : jusqu’où, avec un amant, peut-on se découvrir? Car oui, dans Eusexua, il y a de l’ardeur, mais également du spleen et de la peur, parfois la boule au ventre se reflète dans la boule à facettes, et ce, comme un écho à Tears in the Club que FKA Twigs interprétait en 2022 avec The Weeknd. Mais, au fait, comment FKA définit-elle ce mot qu’elle a inventé, «eusexua»? «Une pratique, un état d’être.» Mais aussi : «une émotion euphorique». C’est également une bonne définition du disque.
Eusexua,
de FKA Twigs.