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«Les commerçants ont une vie, eux aussi»


Ouvrir les magasins le dimanche et sur une longue plage horaire? Deux idées qui ne font pas l’unanimité. (Photo d’archives : vincent lescaut)

Que pensent clients et vendeurs des projets de loi sur la réforme du travail ? Reportage dans le centre commercial Belval Plaza.

Tandis que ce jeudi matin, les députés examineront en commission à la Chambre le projet de loi sur l’adaptation des heures d’ouverture du commerce de détail (lire encadré), dans les boutiques du centre commercial Belval Plaza à Esch-sur-Alzette, commerçants et clients ont des avis nuancés sur ce projet et sur celui proposant de réformer le travail dominical.

«Nous en avons un peu parlé entre collègues», commence Nicolette, debout derrière la caisse d’une boutique de vêtements. Jusqu’à présent, le magasin dans lequel elle travaille est ouvert de 10 h à 19 h du lundi au samedi, 20 h le vendredi. Que pensent-ils d’une éventuelle extension des horaires? «Ça pourrait être bien pour certains employés, mais pour d’autres, ça serait compliqué», nuance-t-elle.

«Je travaille aussi dans la galerie marchande», renchérit une cliente, tout en tendant des vêtements à Nicolette pour qu’elle procède à leur encaissement. En 2023, pour le Black Friday, on a travaillé jusqu’à 22 h; on n’a eu que deux clients entre 20 h et la fermeture. L’année dernière, on n’a pas réitéré l’opération», indique-t-elle. «Mais cela m’arrangerait parfois que les magasins soient ouverts plus tard au cas où il me manquerait quelque chose, car je ferme la boutique à 20 h. Mais si ça se trouve, je quitterai alors aussi à 22 h», glisse-t-elle en riant.

Sont-elles favorables au travail dominical? «Quand on travaille les dimanches autorisés (NDLR : six dimanches par an), il n’y a pas de clients le matin et ce n’est pas la grosse population l’après-midi», reprend Nicolette. «Alors peut-être qu’ils prendront l’habitude de venir, mais est-ce que ça va vraiment faire gagner plus?», pointe-t-elle, dubitative.

«Il ne faut pas oublier que les commerçants ont une vie, eux aussi», soulève Sabine*, derrière le comptoir d’une boutique de vêtements. «Je travaille déjà tous les dimanches, explique Thomas, car je suis dans la restauration. Si la loi passait, ça ne changerait pas grand-chose pour nous, mais je suis d’avis que les magasins doivent rester fermés.

J’ai une petite fille et je ne la vois pas, alors si les commerçants pouvaient avoir encore le choix de ne pas travailler ce jour-là…» Anne*, perchée sur un escabeau dans un magasin de chaussures, pour ranger des boîtes sur une étagère, s’emporte : «On travaille déjà jusqu’à 20 h ainsi que les dimanches de décembre et celui du Mantelsonndeg, c’est déjà pas mal. Et puis, je ne comprends pas : les gens dans le temps se sont battus pour gagner le droit de se reposer ce jour-là : faire ces lois, c’est leur manquer de respect.»

«Je fais le ménage et je me repose»

Autre problème soulevé, celui de la gestion du planning. «Je suis tout à fait contre, question organisation et planification», affirme de son côté Alexandre, responsable chez Action. «Dans notre entreprise, la productivité, c’est-à-dire les heures qu’on a par rapport au travail à effectuer, est déjà juste. Alors devoir ouvrir plus, des horaires étendus… On ne pourrait même pas mettre des personnes supplémentaires», estime-t-il.

Avant d’ajouter : «Mais si tous les magasins autour ouvraient, on n’aurait pas le choix. Je pense qu’il y aurait alors pas mal de départs. On est déjà ouverts 11 heures par jour, dans une branche où le travail est physique. Il y a beaucoup de manutention, une énorme fatigue, alors ajouter des heures et des jours de travail… Qui fera ses courses à 22 h?»

Côté clients, justement, les avis sont partagés. Mirco, lui, est convaincu de venir après 21 h si c’était possible, «comme je fais les tournées». «Je suis pour l’ouverture les dimanches. La semaine, on travaille et avec le bébé, c’est difficile de faire les courses», constate une jeune maman. «Moi, c’est rare que je sorte le dimanche», intervient Simone, une autre cliente, «je fais le ménage et je me repose», explique-t-elle. «Pour celui qui ne peut pas y aller la semaine, c’est pratique de s’y rendre le dimanche, mais ce n’est pas pour cela qu’il va dépenser plus, à mon avis», intervient Albert, jeune retraité.

Mohamed résume bien le sentiment de la plupart des personnes rencontrées ce jour-là : «En tant que client, ce serait une bonne chose, mais il ne faudrait pas que ce soit une obligation pour les employés. Dans mon travail, mon dimanche est libre et je ne veux pas que quelqu’un d’autre soit forcé de faire autrement que moi.»

On «les paie même mieux que ce qui est prévu par l’État»

Une exception cependant met tout le monde d’accord : le secteur alimentaire, dont certaines enseignes ont obtenu des dérogations et accueillent déjà des clients le dimanche. Qu’en pensent les concernés justement? «Ce jour-là, on est ouvert jusqu’à 13 h», précise Florent, le directeur de l’un des supermarchés dans lesquels il est possible de faire ses achats de 7 h 30 à 20 h tous les jours et jusqu’à 13 h le dimanche. «À une époque, l’OGBL avait dit stop. Et à ce moment-là, c’était le personnel qui avait dit « attendez, ça nous intéresse de travailler le dimanche ». Notre convention collective les protège et les paie même mieux que ce qui est prévu par l’État (…) Les clients, eux, me disent que c’est plus agréable, qu’il y a moins de monde, qu’ils ont plus de temps pour choisir leurs articles.»

Quant à ouvrir les dimanches après-midi, «si les autres boutiques du centre commercial le font, alors oui», car la baisse de fréquentation est réelle quand les autres magasins du centre sont clos. Ceci étant dit, «ça ne me changerait presque rien (d’ouvrir plus longtemps le dimanche). Les employés sont pour et moi ça me fait embaucher des étudiants. Donc, ils sont contents aussi. C’est un cercle vertueux.» Et si le projet de loi prévoyant une ouverture sur une plage horaire plus large était voté? «Si ça me permet d’éviter que les clients aillent chez un concurrent ou dans une station-service… Et puis, si demain, on peut ouvrir à 5 h, j’ai des équipes ici qui seront ravies.»

* Ces prénoms ont été changés

Les projets de loi en question

Le 20 décembre, le ministre de l’Économie a déposé un projet de loi visant à autoriser les secteurs du commerce de détail et de l’artisanat de pouvoir ouvrir 24 heures deux jours par an et de 5 h à 22 h du lundi au vendredi, de 5 h à 19 h les samedis, dimanches et veilles de jours fériés, et de 5 h à 18 h les 22 juin, 24 et 31 décembre. Parallèlement, le ministre du Travail a déposé un autre projet modifiant les dispositions du travail dominical : les dérogations pour ouvrir un commerce le dimanche ne seraient plus nécessaires et les employés pourraient travailler huit heures au lieu des quatre actuelles. Le tout sur la base du volontariat.

«On était déjà un peu pionniers»

Deux questions à Thierry Debourse, le directeur du Belval Plaza. Jusqu’à présent, le centre commercial est ouvert de 10 h à 20 h, mais quelques boutiques peuvent ouvrir plus tôt et fermer plus tard, selon un cadre bien établi.

Pensez-vous demander à vos locataires de modifier leurs horaires, si les lois sont votées en l’état?

Thierry Debourse : En ce qui nous concerne, on écoutera attentivement ce que nous disent nos commerçants et nos clients. On appliquera le cas échéant des modifications, mais pour le moment, on est plutôt sur une tendance de stabilisation des horaires en cours, sans modification.

Je me verrais mal, à ce jour, les obliger à ouvrir tous les dimanches. Ça coûte cher, il faut du personnel en plus, sans compter les charges locatives supplémentaires, le gardiennage, le nettoyage, la climatisation, etc. Tout ça n’est pas anodin. Je pense qu’à ce jour, notre centre commercial, comme beaucoup d’autres au Luxembourg d’ailleurs, correspond assez bien à ce qui est attendu par la clientèle et les commerçants du Belval Plaza.

Quand les boutiques du centre sont ouvertes le dimanche, vous avez constaté que les clients étaient moins nombreux que le reste de la semaine. Peut-être qu’avec le temps, ils prendraient l’habitude de venir en plus grand nombre?

Parfois quand on est à Paris, Londres ou Amsterdam et que l’on voit les magasins ouverts le dimanche, on se dit que c’est chouette et on fait un petit tour. Mais quand on est personnellement concerné, que l’on doit ouvrir un magasin ou bien gérer du personnel et composer avec une vie de famille, une vie d’être humain simplement… Je pense que c’est un sujet tellement ancien et qui évolue peu. Ce que je trouve pas mal, c’est que les législations cadrent les choses de manière plus systématique aussi, de façon à permettre plus de liberté à tout décideur, mais je pense qu’on a déjà bien mis ça en place. On était déjà un peu pionniers par rapport à ça.