C’est au début des années 2000 que Franz Ferdinand a poussé ses premiers riffs, s’illustrant alors en tant que symbole du «retour du rock». Alors que le groupe écossais vient de sortir The Human Fear, voici venue l’heure du bilan.
Le «retour du rock»
Le début des années 2000 est marqué par le «retour du rock». En 2001, quelques jours avant les attentats du World Trade Center, The Strokes publient leur premier disque, Is This It, rajeunissant le Velvet Underground et Television. L’année suivante, c’est au tour d’Interpol, un autre groupe new-yorkais, de s’imposer avec un Turn On the Bright Lights qui replonge le classic rock dans le post-punk.
Du côté du Royaume-Uni, The Libertines sortent Up the Bracket du garage, en remettant au goût du jour, à travers les frasques de l’imprévisible leader Pete Doherty, le triptyque «sexe, drogue et rock’n’roll». En 2003, alors qu’ils affichent déjà trois albums au compteur, The White Stripes lâchent, avec Seven Nation Army, l’un des derniers hymnes rock à ce jour dont le vibrant riff se prolonge par des onomatopées dans les stades de foot – «Po polo po po pooo po». En 2004, Franz Ferdinand sort un premier opus, Franz Ferdinand.
Les années 1990, post-modernes ou «melting-pop», sont refermées. Il y a bien eu «le bug de l’an 2000», la musique du futur semble appartenir au passé. L’électronique a gagné du terrain, le haut débit arrive dans les foyers, le lecteur MP3 va bientôt envoyer balader le baladeur. Et pourtant. Un genre poussiéreux refait surface : le rock.
Une vague réactionnaire ? En tout cas, une armée de jeunots – pour compléter la liste, en vrac, Black Rebel Motorcycle Club, The Kills, The Hives, The Coral ou Arctic Monkeys – connaissent leurs classiques sur le bout des doigts, à la guitare. Ils veulent la jouer spontané et remettre de l’essence dans l’électricité pour qu’elle ne soit jamais statique. C’était hier ou il y a un quart de siècle.
Des groupes et des solitaires
Les «eighties» renvoient souvent à l’individualisme. Une vingtaine d’années plus tard, le narcissisme, à travers les réseaux sociaux, atteint des cimes que même une boule de cristal éclairée n’aurait pu anticiper. À l’ère du tout à l’ego, de la couverture tirée à soi, qu’elle soit de magazine ou pas, une question se pose : comment un groupe peut-il perdurer ?
Les conflits entre musiciens existent depuis que le rock est rock, certes, y compris au sein d’une fratrie. Quand Oasis annoncent, l’an dernier, qu’ils se reforment, on ne peut s’empêcher d’avoir un petit sourire, de joie, pourquoi pas, mais aussi d’ironie – les Gallagher ont passé tellement de temps à se déchirer. Les tensions entre Carl Barât et Pete Doherty ont aussi passionné les tabloïds.
Qu’est-ce que tout cela nous dit, sur le plan musical ? Si les ruptures sentimentales engendrent de grandes œuvres, il en va de même pour les séparations… amicales. Music When the Lights Go Out (The Libertines) ou Fuck Forever (Babyshambles) restent des bombes incisives et intemporelles, mais, dans les albums solos de Pete Doherty et Carl Barât, la fougue s’efface un peu au profit de la vulnérabilité. The Strokes? *
Les albums sont historiques, les à-côtés, d’Albert Hammond Jr. (folk dépouillée) ou de Julian Casablancas avec The Voidz (electro bruitiste), s’avèrent fort passionnants. Les albums solos riment avec disques «perso» : lorsque Paul Banks s’échappe d’Interpol, et devient Julian Plenti, la composition de chansons en ressort grandie.
Arctic Monkeys est un groupe doué, mais quand Alex Turner s’en affranchit, il signe en 2008, avec Miles Kane (de The Rascals), un sublime album sous le nom Last Shadow Puppets, The Age of the Understatement – du Scott Walker rejoué par Pale Fountains.
Et Franz Ferdinand ? Sorti la même année que le premier disque de Last Shadow Puppets, l’album du batteur Paul Thompson, sous le nom de Correcto, est plus que correct – il s’intitule, d’ailleurs, Do It Better. Mais il y a mieux encore : en 2015, Franz Ferdinand enregistre avec les mythiques Sparks. Résultat : FFS – acronyme pour «Franz Ferdinand and Sparks» – c’est la belle fusion entre des anciens et des plus si jeunes.
Le retour du rock dansant
Et Franz Ferdinand en «solo» (c’est-à-dire sans les Sparks)? Sorti en 2022, leur Hits to the Head, est un best of – voilà qui est insolite, à l’ère du tout-streaming. Ce dernier disque avant The Human Fear, paru vendredi, nous rappelle ce qui a fait le succès du quintette écossais. Franz Ferdinand, c’est du Talking Heads 2.0, avec une belle louche de Wire et une pincée de The Fall, le tout passé au Gang of Four, sinon de la dance-punk, ou du math-funk, de la brit-pop survitaminée ou du rock dans la veine gonflée de sang bouillonnant de The Rapture ou de Clap Your Hands Say Yeah.
Autrement dit, Franz Ferdinand, c’est le retour du rock, oui, en tant que musique dansante. C’est la fièvre de n’importe quel soir : il s’agit de pogoter dans un geste assez semblable à une tape amicale sur l’épaule ou à deux bouteilles de bière entrechoquées.
La recette FF ? Des vieux synthétiseurs qui virevoltent, des guitares stridentes, une basse disco et une batterie que Kanye West, qualifie de «white crunk», le tout cimenté par la voix d’Alex Kapranos, moins fêlée que celle de Pete Doherty ou de Julian Casablancas, peut-être justement parfois – et c’est aussi un choix de production – trop lisse.
En plus de se révéler fortiche pour écrire des ballades acoustiques (un sommet : Eleanor Put Your Boots On, avec ses «hum hum»), il y a chez FF un côté DIY (Do It Yourself), certains musiciens ayant appris à jouer en intégrant le groupe. Ironie : Franz Ferdinand, c’est le retour du rock, alors qu’à l’origine, le combo envisage plutôt de prendre des chemins électroniques; il faut alors écouter, pour imaginer ce que ça aurait donné, le remix de leur Take Me Out par Daft Punk. Enfin, les lives parachèvent l’enthousiasme : Alex Kapranos n’est pas avare en déhanchements ni en sautillements.
Vivants et vivaces
Qui reste-t-il, en 2025, du groupe originel? Alex Kapranos donc et le bassiste Bob Hardy. Il faut compter sur Audrey Tait à la batterie, Dino Bardot à la guitare, Julian Corrie aux synthés et à la gratte additionnelle. The Human Fear parle de l’état fiévreux provoqué par l’adrénaline, l’album tourne autour de la peur.
Qu’il s’agisse de la boîte à rythme ou de la batterie pour écrabouiller les angoisses, du headbanger en solo ou du pogo, la danse s’assimile ici pas mal à du piétinement de névroses. Selon le cliché, une première œuvre dit tout de soi. Dans le cas de Franz Ferdinand, il y a un sentiment de familiarité – après six albums, on commence à se connaître.
Mais quand même. Si d’un point de vue musical, on pourrait avancer que Black Eyelash déploie le bouzouki en hommage aux origines grecques de Kapranos, ce sont les textes de ce dernier qui le racontent. En effet, The Doctor remonte à l’enfance, lorsqu’il souffrait d’asthme, alors qu’en plein milieu du détonnant Hooked, on y entend son bébé – et puis «Amour amour amour» en français, ne peut, évidemment, que s’adresser à sa moitié, Clara Luciani.
Conclusion : The Human Fear est un disque de groupe… personnel. Et il y a de quoi danser : vingt-cinq ans après le «retour du rock», c’est bien celui, en grande pompe, de Franz Ferdinand.
The Human Fear, de Franz Ferdinand.