Nosferatu est de retour… et il a les crocs. Robert Eggers reprend à son compte le chef-d’œuvre de Murnau pour en faire une fable macabre sur le désir féminin et la domination masculine.
En moins d’une dizaine d’années, le réalisateur américain Robert Eggers a su amener le spectateur sur les sentiers des mythes et du macabre, en faisant de chaque nouveau projet une expérience déroutante. Qu’il retourne dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, aux origines folkloriques de la sorcellerie (The Witch, 2015), qu’il tisse un récit halluciné, sous l’influence de Freud et d’Edgar Allan Poe, autour de la solitude qui confine deux gardiens de phare à la folie (The Lighthouse, 2019) ou qu’il mélange Shakespeare et mythologie viking (The Northman, 2022), ses films possèdent une aura unique, à la fois visionnaire et contre tout ce que la modernité a de plus abusif. «
J’ai toujours été plus intéressé par le sacré que par le profane, et même si je n’aimerais pas vivre dans le passé (…), j’ai de la nostalgie en pensant aux époques où l’on valorisait plus le sacré. Le cinéma me permet d’explorer ça sans risquer ma vie», racontait-il récemment au magazine spécialisé Trois couleurs, alors qu’arrive en salle son quatrième long métrage, nouvelle exploration personnelle d’un mythe horrifique : Nosferatu.
Œuvre fondamentale du cinéma d’horreur et pierre angulaire de l’expressionnisme allemand, le Nosferatu originel (Friedrich Wilhelm Murnau, 1922) est, aux yeux de Robert Eggers, «une simple fable fantastique», dépouillée de tout l’enrobage victorien du roman épistolaire de Bram Stoker Dracula, dont il est l’adaptation officieuse.
Et tandis que Werner Herzog, dans son remake quasi philosophique de 1979, mettait l’emphase sur la solitude et les tourments ambivalents du vampire (interprété par un Klaus Kinski comme toujours habité par son personnage), la vision de Robert Eggers, plus sombre, gore et perturbante, redonne au comte Orlok (Bill Skarsgård) tous ses attributs de prédateur. Loin, donc, de la figure tragique et romantique qu’est devenu au fil du temps le vampire par excellence, grâce, entre autres, à Herzog ou Coppola (Dracula, 1992).
Ce que j’aime chez Murnau, c’est que le personnage féminin est l’héroïne du film
Le réalisateur de 41 ans assure, lui, qu’il n’invente rien. Sa version de Nosferatu résulte, en fin de compte, d’un alignement des planètes : «Ce que j’aime particulièrement chez Murnau, c’est que le personnage féminin finit par être l’héroïne du film», explique Robert Eggers. Lui qui travaille à ce remake depuis dix ans souhaitait «aborder à travers (l)es yeux» d’Ellen Hutter cette «histoire émotionnellement et psychologiquement complexe» dans laquelle, martèle-t-il, le vampire ne peut être un «antihéros tragique». Et dit avoir trouvé l’actrice «parfaite» en la personne de Lily-Rose Depp, qui «comprenait le scénario et le personnage» et qui «a livré une performance désinhibée et à vif».
Du haut de ses deux heures treize, la plus longue version cinématographique du mythe de Dracula est approchée par son réalisateur comme un terrain de jeu : la simplicité de l’intrigue, à laquelle il reste rigoureusement fidèle, lui laisse une marge de manœuvre suffisamment grande pour s’amuser avec les archétypes du film d’horreur.
Peut-être un peu trop grande, à en juger par les nombreux jump scares (coups d’effroi) traditionnels qui tranchent avec le soin qu’Eggers met à créer une ambiance perturbante. Décors, costumes, folklore, le moindre détail de ce que l’on voit ou entend à l’écran est le résultat de «beaucoup de recherches historiques», mais aussi de superbes effets de style (le château éclairé par la seule lumière des astres, l’ombre de la main crochue d’Orlok qui plane au-dessus de la ville). Ce dogme à deux faces, Eggers l’applique au personnage du vampire lui-même, qui ressemble moins à la créature terrifiante immortalisée par l’acteur Max Schreck chez Murnau qu’à un Raspoutine mort-vivant – jusque dans ses attributs physiques les plus fameux.
Allégorie de la mort et du sexe, Orlok/Dracula n’est ainsi plus le protagoniste de son propre film, mais bien la clef de voûte d’un récit qui veut parler en premier lieu du désir féminin dans une société dominée par les hommes. Sous l’emprise du vampire depuis l’adolescence, Ellen, incapable d’exprimer ce qu’elle ressent dans son corps, est taxée au mieux de mélancolique, au pire d’hystérique, on lui administre de l’éther à la moindre crise… Mais dans cet univers où les hommes sont de têtus dominateurs ou des soumis transparents, tous pliés, consciemment ou non, à la volonté d’un être surnaturel (et définitivement masculin) qui cristallise à lui seul les sujets du consentement, du viol et du pouvoir qui permet tout, c’est bien à l’héroïne qu’il incombe de mettre fin à la tyrannie qui met à genoux toute la Transylvanie. Alors, si romance il y a, Robert Eggers l’exprime dans tout ce qu’elle a de plus «gothique».