Qui écrit l’Histoire ? Et, par ruissellement, quelle place y trouvent les femmes ? C’est à ce double questionnement que s’est confrontée Margherita Vicario, jusqu’alors actrice, auteure et compositrice, qui signe là sa première réalisation, présentée au festival de Villerupt le mois dernier et, avant encore, à la Berlinale.
Son constat est connu : ses consœurs musiciennes, aussi brillantes soient-elles, manquent de visibilité, reléguées au second plan par une société où le patriarcat domine et étouffe les émancipations au féminin. Dans ce sens, comme Margherita Vicario le précise à la fin de son film, celui-ci est dédié «à toutes celles qui, comme des fleurs mises à sécher, sont restées cachées entre les pages de l’Histoire». Certaines, rares, arrivent toutefois à y échapper et laisser des traces, comme Maddalena Laura Sirmen (1745-1818). C’est par elle qu’est né Gloria!.
Le destin de cette violoniste et compositrice italienne ramène au XVIIIe siècle, à Venise, alors temple du baroque et point central de la musique de chambre comme religieuse. Tissant un pont entre le profane et le sacré, on y trouvait quatre orphelinats («ospedali») qui accueillaient des enfants issus des milieux les plus pauvres.
En leur sein, les jeunes filles recevaient une éducation musicale sans précédent, au point d’attirer les plus grands noms de l’époque pour y enseigner, comme Vivaldi. Seul hic de cet élan humaniste : une fois leur formation achevée et leur majorité atteinte, elles ne pouvaient pas en vivre – seuls les hommes étant professionnels, rejoignant notamment les conservatoires de Naples.
Ces orphelines ne pouvaient donc aspirer qu’à deux choses : un bon mariage ou jouer toute leur vie pour la gloire de Dieu.
À l’image, c’est le cas d’un quatuor espiègle qui a grandi et fait ses classes à l’institut Sant’Ignazio : Lucia, Prudenza, Bettina et Marietta. La vie y est dure et les tâches quotidiennes nombreuses. Seul rayon de soleil : les cours de musique où chœurs et cordes s’emballent, orchestrés par Perlina, curé-maestro qui mène à la baguette (avec coups et insultes en prime) l’établissement.
Ce microcosme s’agite quand une nouvelle d’importance tombe : la visite du nouveau pape, Pie VII, est imminente. Pour lui faire honneur, un concert doit être préparé et une partition, écrite. Le maître des lieux, «rouillé», s’y essaye en vain, alors que Lucia et ses copines, elles, regorgent d’idées.
Une injustice qui va s’amplifier quand une cinquième jeune femme entre dans la partition : Teresa, servante silencieuse et solitaire à l’oreille absolue qui va découvrir dans une des caves de l’orphelinat un piano-forte. Chaque soir, en secret, elles vont alors donner libre cours à leur imagination, loin des canons de l’époque…
Comme calé sur la propre expérience de sa créatrice, Gloria! avance d’un pas cadencé sur différentes mesures : c’est à la fois un drame, un film historique et une œuvre musicale. Au cœur de cette douce mélodie sur l’affranchissement et l’indépendance, il y a de bonnes notes, mais aussi de mauvaises.
Saluons d’emblée le soin qu’a apporté Margherita Vicario à sa réalisation : déjà dans l’esthétisme, avec des scènes parfois proches de tableaux anciens, ou à travers ces longs travellings sur une lagune plongée dans le brouillard, symbole du déclin annoncé de la Sérénissime.
Dans son approche historique également, de l’évocation de Johann Stein (facteur d’orgues et figure incontournable dans l’histoire du piano) à celle de Napoléon. Dans son casting, enfin, avec la présence au premier plan de Galatéa Bellugi (La Passion de Dodin Bouffant, Chien de la casse), à l’interprétation impeccable.
Par contre, comme parfois dans des films italiens qui cherchent à faciliter le propos en grossissant volontairement les traits, certains personnages sont caricaturaux (comme celui de Perlina qui accumule les vices et les défauts), dessinant en creux deux camps bien distincts : d’un côté, les bons, et de l’autre, les méchants.
Et que dire de la musique en elle-même : sous l’énergie d’un quintette qui enterre les vieilles idées autour du piano (Vivaldi en premier), rivalisant de créativité et d’audace, celle-ci prend des airs de jazz et même de pop, peu crédibles dans le contexte. Non, Margherita Vicario n’a pas peur des anachronismes, dont elle abuse pour souligner la revanche de la musique populaire sur le classique et celle de toutes ces invisibles face au monde des hommes.
Des «écarts fantastiques», comme elle dit, et autres sauts dans le temps qui, au terme d’un dernier concert burlesque, décrédibilisent toutes les bonnes intentions de départ. Au cinéma comme en musique, rares sont les chefs-d’œuvre qui sonnent faux.