Multi-instrumentiste, chanteuse, expérimentatrice ou performeuse, Julia Holter s’illustre, depuis le début des années 2010, en tant qu’artiste pop d’avant-garde. La mystérieuse Californienne est en concert vendredi soir à Dudelange. Focus.
De l’avant-garde au post-modernisme
Depuis Tragedy, son premier LP sorti en 2011, Julia Holter est étiquetée «avant-garde». Mais comment définir ce concept? L’avant-garde, c’est ce qui fait bouger les lignes, dans la musique, celles du solfège. L’avant-garde, c’est ce qui pousse une structure, un cadre, bien établis, vers un autre chemin, lumineux, illuminé; la menace plane, à chaque instant, que l’art croupisse dans son confort, pour aboutir au pire : l’ennui. Paul Valéry : «L’homme est faible par ce qu’il cherche et fort par ce qu’il trouve».
L’avant-garde, c’est ce qui trouve, à force de chercher, bien plus que des nouvelles pistes – des terres inexplorées. L’avant-garde, c’est ce qui peut faire la jonction entre l’ancien et le moderne, entre le classique, Karlheinz Stockhausen ou Claude Debussy, et l’électronique, Kraftwerk ou Giorgio Moroder. Au-delà des morceaux disco de ce dernier, son fantastique album Einzelgänger (1975), c’est de l’avant-garde.
Au tournant des années 1970, les travaux de Stockhausen marquent Irmin Schmidt et Holger Czukay de Can – les deux membres du mythique groupe krautrock ont, en plus, été des élèves du compositeur. Son Hymnen, en 1969, est une grande source d’inspiration pour le rock allemand : le titre rudoie l’hymne national, sur fond d’expérimentations électroniques et de collages.
Les autres influences du kraut ? La musique minimaliste répétitive, Steve Reich ou Philip Glass, la musique concrète de Pierre Schaeffer et la musique bruitiste de Luigi Russolo. Car, oui, le «rock arty» ne néglige pas le passé : il s’agit de prolonger des trouvailles qui, aussi abouties soient-elles en leur temps, constitueraient des ébauches pour le présent.
Dans le rock, le Velvet Underground est corrélé à Andy Warhol – Heroin est indissociable de la banane sur la pochette de The Velvet Underground and Nico (1967). Quant au terme «art rock», dans le cas de Phil Spector, il est question de rock qui dépasse la seule musique, pour englober toutes les disciplines – écriture, composition, arrangements, production, image.
Enfin, l’«arty» désigne des albums historiques, comme le Pet Sounds (1966) des Beach Boys, parce qu’ils ouvrent la voie, sinon d’autres portes (de la perception). Dans «avant-garde», il y a «avant». Comment est-il possible d’être d’avant-garde dans une ère post-moderne?
Girl «art-pop» power
«Arty» renvoie encore à un certain rock «intellectuel», abscons : Sonic Youth, hier; Kim Gordon en solo, aujourd’hui. Il faut toutefois se méfier des qualificatifs. L’expression «avant-garde» ou, au choix, son équivalent anglais «arty» donc, font parfois office de cache-misère, pour justifier des compositions faiblardes ou inabouties : l’enrobage est sexy, mais il n’y a pas de mélodies.
William Burroughs : «Si l’on parle d' »expérimental », c’est que l’expérimentation a échoué». Il peut y avoir tel préfixe ou tel suffixe, «avant», «arty», «art» ou bien, justement, «experimental», la racine reste la pop, comme point de départ ou ligne d’arrivée. Sinon, autant aller en forêt, pour se repaître du bruit des arbres; il n’y a pas besoin de musiciens «arty» pour ce faire.
Si Madonna est la «queen of pop», Kate Bush trône en tant que «reine de l’avant-garde», ou de l’«art-pop». Il y a également, plus souterraine, Laurie Anderson, musicienne et performeuse multimédia, qui est au four et au moulin, aux violons et aux claviers, au son et au numérique. Tori Amos, aussi, dans une certaine (dé)mesure. Il y a Björk, bien sûr, dans le mélange avant-garde et musique grand public, jusqu’à ce que le cobaye d’auditeur arrive à saturation de ses expérimentations. Julia Holter, c’est l’avant-garde, après.
Ex-étudiante de la California Institute of the Arts, Julia Holter est, en effet, «avant-garde», dans son sens le plus classique et le plus savant. Madonna a imbibé sa pop d’«avant-garde» – avec Mirwais, notamment, sur Music (2000) et American Life (2003) – là où Julia Holter ferait le contraire : la base, expérimentale, est un magma en perpétuelle mutation; il s’agit de donner à la matière informe de la structure et, si possible, de l’éclat. Comme Planningtorock, elle est «arty» et post-moderne.
Quand Julia Holter interprète avec grâce These Creatures, sur une composition de Jean-Michel Jarre, ses «Ah ah ah» font un peu échos aux «Oh oh oh» du O Superman de Laurie Anderson. Alors, aujourd’hui, s’émanciper sur le terrain de l’avant-garde, comme le fait Holter, c’est avancer – et faire avancer la musique – en ne tournant pas le dos aux défricheuses précitées. Et ce, pour laisser le plus d’espace à l’imprévu. Car, même si tout semble avoir été exploré, les seules limites restent l’imagination et la technique.
Musique vivante
Entre chanson et art contemporain, Julia Holter condense néo-classique, ambient, bedroom pop, indie folk, free jazz, déjà entendu et jamais vu. Son œuvre est un patchwork relié par sa maîtrise autant que par son lâcher-prise. Est-ce que c’est réussi? Parfois non, mais c’est souvent mieux : passionnant.
Car il s’agit de pousser la musique dans ses retranchements. En plus de jouer de l’orgue, du clavier, de la batterie et du clavecin, Julia Holter mixe, dans son shaker érudit, de la musique concrète et baroque ou de la polyphonie médiévale. Il y a tantôt du chant bouddhiste tibétain, tantôt des murmures en langue occitane. Sans tout spoiler, il y a aussi de la harpe qui renvoie à Joanna Newsom, mais aussi des cornemuses atonales, ainsi que cette voix à la texture souvent maquillée. Et, avec ou sans effets, quel timbre!
Avec Something in the Room She Moves, son dernier album sortir en mars de cette année, Julia Holter s’intéresse aux sons internes du corps humain – au sens littéral, voire scientifique, c’est de l’introspection. L’artwork de la pochette, soit une illustration de deux corps nus et bariolés, est signé Christina Quarles, artiste queer, elle-même d’avant-garde : ses peintures abstraites déconstruisent les formes (picturales) et les genres (sexuels). La particularité de ce disque ? Julia Holter l’a conçu pendant qu’elle était enceinte. On y entend le son d’une échographie, donc les battements de cœur de sa fille. Voilà : par-delà la pop ou l’«arty», dans la musique de Julia Holter, il y a de la vie.
Opderschmelz – Dudelange. Ce vendredi soir à partir de 20 h. Support : Nyokabi Kariũki