Après une nuit de fête, un trentenaire mal dans sa peau se réveille dans le corps d’une inconnue… Lucas Harari et son frère Arthur signent un récit où l’intime se mêle au fantastique, pour une réflexion vertigineuse sur l’identité.
Lucas Harari, en seulement trois ouvrages, s’est taillé une belle réputation et a imposé une patte reconnaissable entre toutes. Déjà, ses histoires s’ancrent et s’animent à travers différents genres qui se répondent : le fantastique, le thriller, l’autofiction, le naturalisme et l’intimisme.
Au cœur de ce mélange, l’auteur, 34 ans, cherche à accrocher le lecteur avec, comme il le confiait au Quotidien lors de la sortie de L’Aimant (2017), des récits ancrés dans une réalité de «tous les jours» qui rencontre alors des «dérèglements», à la fois magiques et étranges.
Ensuite, son trait appuie le procédé, fruit lui aussi d’un enchevêtrement entre la ligne claire et certains auteurs américains à la veine noire (comme Daniel Clowes et Charles Burns). Ainsi à l’image, monde réel et fantasmé ne font plus qu’un, et cette traversée labyrinthique s’accompagne de cases silencieuses, d’éléments architecturaux et d’un découpage cinématographique.
Arthur Harari, lui, est moins connu. Ou plutôt, pas avant deux faits majeurs : son film Onoda (2021), chef-d’œuvre mystique sur l’histoire vraie d’un Japonais qui, sur une île philippine, a continué de se battre pendant trente ans après la Seconde Guerre mondiale. Une œuvre hors norme d’un esthétisme à couper le souffle qui le pose comme un réalisateur prometteur.
Mais c’est à côté d’une autre que le graal arrivera : deux ans plus tard, avec Justine Triet, il signe Anatomie d’une chute, film qui obtient notamment un Oscar (celui du meilleur scénario original dont il est le coauteur), cinq César, trois Golden Globes et pour emballer le tout, la Palme d’or du festival de Cannes. L’association des deux frères, pour Le Cas David Zimmerman (toujours édité chez Sarbacane), n’est donc pas juste à voir comme une première collaboration, mais bien comme l’assurance d’un grand livre. Après 368 pages, on en a la confirmation.
L’idée de départ n’est pourtant pas originale. Elle a même un nom : le «body swap», comprendre l’inversion de sexe et de corps, sujet prisé par le cinéma fantastique et le manga, mais souvent traité de manière convenue, entre humour lourd et érotisme sous la ceinture. Une approche peu au goût du tandem, qui préfère lui le mélodrame. Celui-ci sera porté par David, sorte d’alter ego de Lucas Harari : ils ont le même âge et vivent à Paris.
C’est invraisemblable, et pourtant, c’est réel !
Photographe sans le sou, il traîne son spleen, toujours à «la limite de se briser», comme le précise son ex. Son pote Harry, antithèse joviale de ce trentenaire un brin «réactionnaire» et «nostalgique», arrive tout de même à l’arracher de sa grisaille pour fêter le Nouvel An. Sur place, alcool et drogue font bon ménage, mais surtout, dans la foule, il tombe sur un visage qui lui est familier : celui d’une femme qu’il a prise en photo lors d’un mariage et qui depuis l’obsède. Attiré tel un aimant, il la rejoint, et sans un mot, ils font l’amour. Si le lendemain, il ne lui reste que des «flashs» de la soirée, dans le miroir de sa salle de bains, David ne se reconnaît plus. Il est l’autre, la mystérieuse inconnue.
Après la panique propre à ce cauchemar éveillé commence pour lui une enquête afin de comprendre ce qui a pu se passer et récupérer son corps d’origine. Avec l’aide de Samia, une autre âme perdue, ils tentent de percer le secret de cet échange de corps, ce «point d’interrogation sur leur identité»…
Dans une époque obnubilée par les notions de genre, il aurait été facile pour Lucas Harari de surfer sur la thématique. Mais Le Cas David Zimmerman, titre clin d’œil à Bob Dylan (de son vrai nom Robert Zimmerman) pour son côté «caméléon», évite la tentation et tire sur le fil d’un questionnement éternel : qui sommes-nous vraiment ? Et se retrouver dans le corps d’un ou d’une autre n’offre-t-il pas une perspective nouvelle, celle de changer son point de vue sur l’existence. Le personnage de David parviendra-t-il à se redéfinir, à retrouver sa place dans le monde?
À la croisée de Franz Kafka (La Métamorphose) et Jirō Taniguchi (Quartier lointain) pour ce qui est de la quête existentielle propre aux héros, les frères abordent ensemble diverses notions : le rapport au corps, la construction de soi, les souvenirs et le poids du passé, les liens familiaux et amicaux avec ce que cela implique («Dois-je prévenir ma famille, mes amis, au risque de passer pour un fou, ou au contraire ne rien dire et disparaître?», confiait ainsi l’auteur dans Télérama). Autre pièce importante de ce puzzle tragique, la ville de Paris, hypnotique dans ses couleurs vaporeuses, cristallise les angoisses, les émotions et les tensions de l’histoire, livrant au passage certains aperçus, discrets, des luttes contemporaines (slogan féministe, combat pour la Palestine, manifestation contre le gouvernement). Une manière supplémentaire pour Lucas Harari de brouiller les cartes et de réaffirmer sa philosophie, rappelée par un de ses personnages : «C’est invraisemblable, et pourtant, c’est réel!».
Le Cas David Zimmerman, de Lucas et Arthur Harari. Sarbacane.
L’histoire
Paris, de nos jours. David Zimmerman, la trentaine, n’en finit pas de rester au bord de sa vie. Il est photographe mais presque personne ne le sait, cantonné aux mariages et bar-mitsvah. Ce soir de 31 décembre, il se laisse embarquer dans une grosse fête par son unique ami Harry, aussi exubérant que lui est asocial. Au milieu de la foule, son regard est aimanté par celui d’une jeune femme brune énigmatique, qu’il ne peut s’empêcher de suivre. Au cœur de la nuit, sa vie bascule. Il se réveille… dans le corps de l’inconnue.