Placebo a trente ans. À cette occasion, This Search for Meaning, un documentaire d’Oscar Sansom, revient sur le parcours du groupe. Avec son rock glam et son look androgyne, Placebo a bien contribué à la libération des sexualités. Faisons le point.
Du classic rock au glam goth
Placebo : «Substance sans principe actif, mais dont la prise peut avoir un effet psychologique bénéfique sur le patient». Fondé en 1994 par Brian Molko et Stefan Olsdal, Placebo serait alors l’équivalent inoffensif de son aîné, The Cure? Pourtant l’efficacité de Placebo a été prouvée. Il faudrait, déjà, cesser de les comparer à The Cure : non, Brian Molko n’a jamais été le doppelganger (soit un double fantomatique) de Robert Smith, à l’inverse de Sean Penn dans This Must Be the Place (Paolo Sorrentino, 2011). Parmi les obsessions de Molko, il y a, à la base, le Velvet Underground, David Bowie, Blondie, Black Sabbath ou encore les Pixies, à peu près tous découverts chez les disquaires du Luxembourg, pays dans lequel il fait sa crise d’adolescence.
Placebo malaxera ses références. Brian Molko connaît la musique, mais aussi la scène, le jeu, les costumes, le maquillage, l’extravagance, l’exubérance, car il fait du théâtre dans son enfance. Culture pop, électricité et théâtralité, voilà un cocktail étincelant pour un combo «à guitare» qui émerge dans les nineties, en fin de siècle, en fin de course, car le rock a fait son temps. Que reste-t-il à dire, à défricher, quand il y a eu The Rolling Stones, Lou Reed, Roxy Music, Iggy Pop ou… The Cure?
Avec Massive Attack, Fatboy Slim ou Daft Punk, les années 1990 sont post-modernes : aussi classic rock soit-il à ses débuts, avec une urgence DIY (Do It Yourself), lignes de basse post-punk et batterie tendue, guitare âpre et voix aiguë, Placebo s’inscrit, très vite, dans une évidente continuité rock’n’roll. Laquelle? Côté pile, du glam et côté face, du goth – soit l’accord parfait entre la flamboyance et la neurasthénie. Le spleen dégouline sur les paillettes. La musique de Placebo est fluide, au sens où la cyprine et le sperme se confondent avec les larmes. Aussi, au-delà de toute léthargie dans le rock, les ballades, lorsqu’elles touchent au sublime, sont atemporelles : avec Adore des Smashing Pumpkins (1998), Without You I’m Nothing (la même année) compte parmi les disques les plus merveilleusement tristes (la chanson-titre, My Sweet Prince, Ask for Answers). Si Placebo est d’abord classic rock, il sait, avant tout, écrire des classiques du rock.
Sexe, Placebo & rock’n’roll
Dans ces mêmes nineties, le grunge trempe les cordes dans la gadoue, le look bûcheron est à la mode, pantalons troués et barbe de 365 jours, le rap balance ses flows de sueur testostéronée, la Britpop, via Oasis, se la joue teignes virilistes. Placebo, lui, nage à contre-courant, via le timbre félin de son leader, autant que par son look androgyne. Il y a de la féminité, de la déviance, de la grandeur et de la décadence, de l’ambiguïté sexuelle, de l’homosexualité, de la bisexualité. En un mot : de la sexualité. Il est jeune, il est beau, il est sexy, il est trouble, il peut plaire aux filles autant qu’aux garçons, en plus Kurt Cobain est mort, Brian Molko s’impose comme porte-parole de toutes les identités sexuelles. Plus encore que son chanteur, c’est la musique de Placebo qui est un sex-symbol. Le rock retrouve son essence : l’énergie séminale.
Avec Placebo, il y en a pour tous les goûts (sexuels) et pour toutes les couleurs (de l’arc en ciel LGBTQ+). Mais oui : de l’«ashtray girl» de la chanson This Picture, à propos d’une amante qui écrasait ses cigarettes sur la poitrine de Molko, jusqu’à Taste in Men, explicite à même le titre, en passant par le voyeurisme de Peeping Tom, en référence au film éponyme de Michael Powell sorti en 1960, à voir ici comme un clin d’œil dans le trou d’une serrure. Nancy Boy, l’un des hymnes de Placebo, s’inspire en partie d’une déclaration de Brett Anderson, le chanteur de Suede : «Je suis un homme bisexuel qui n’a jamais eu d’expérience homosexuelle.»
Pour le reste, les textes sont parsemés de métaphores sexuelles qui pénètrent l’esprit, comme des images subliminales («Never thought you’d fuck with my brain», pour reprendre My Sweet Prince). En ce qui concerne la part visuelle, il n’est pas étonnant que ça soit Gaspar Noé qui ait réalisé le clip (saphique et orgiaque) de Protège-moi, comme il ne l’est pas non plus que le groupe ait eu droit à sa partie dans 9 Songs (Michael Winterbottom, 2004), un film qui se promène, tout du long, entre les concerts rock et la chambre à coucheries.
Influences et filiations
Steve Hewitt, le batteur du groupe jusqu’en 2007 : «50 % de Placebo est gay, et nous sommes trois, donc faites le calcul». Si, au début des années 1970, le glam rock donne un coup de plateforme shoes entre les jambes de l’hétéronorme, la bande de Brian Molko reprend bien le flambeau, au présent. Car il y a, évidemment, un nouveau public : les jeunes des années 1990, biberonnés à MTV, n’écoutent pas forcément Lou Reed; beaucoup d’entre eux n’ont probablement jamais entendu parler de Jobriath ou de Brett Smiley, deux étoiles maudites de la constellation glam. Ainsi, Placebo cristallise les questions de genre : le trio invoque ces figures underground (sous terre ici, car ensevelies par le temps) autant qu’il s’amuse à provoquer (explicit lyrics, interviews, lives…). Tout ce qui touche au genre reste poil à gratter. Donc rock.
Il a beau y avoir, au début des années zéro, un grand groupe nommé The Libertines, Placebo est le dernier combo rock fédérateur dont le sexe constitue l’identité. Du moins, pendant longtemps. En 2024, face à – par hasard – Maneskin, il est évident d’avoir quelques réminiscences de Placebo («Remember me/through flash photography and screams», pour citer, cette fois-ci, Special Needs). Aujourd’hui, Frank Ocean ou Kiddy Smile font figure d’icônes LGBT, Lady Gaga aussi; Miley Cyrus ou Angèle affirment, avec fierté, leur pansexualité. Depuis Ziggy Stardust, de l’eau a coulé sous les ponts, comme le rimmel sous les yeux. Depuis les débuts de Placebo également. Si l’on pense à la version de Without You I’m Nothing en duo avec David Bowie, le titre ne renvoie plus à la dépendance amoureuse, mais à la reconnaissance d’une filiation. Traduction : s’il n’y avait pas eu David Bowie, il n’y aurait pas eu Placebo. Et s’il n’y avait pas eu Placebo, il n’y aurait pas eu, chez une partie de la génération Y, une certaine androgynie assumée, une sexualité non hétéronormée décomplexée et autres tabous brisés. Leur rock a fait office de cure.
This Search for Meaning,
d’Oscar Sansom. Diffusion
unique en salle le 28 novembre.