Ce soir et demain au Grand Théâtre, la nouvelle création de Léa Tirabasso, In the Bushes, tente de combler les mystères de l’évolution de cet «être complexe» qu’est l’humain en célébrant son «incohérence».
Au terme de deux ans de travail et après la présentation de deux ébauches au Trois C-L (en 2022) et au Focus Spectacle vivant (début novembre), Léa Tirabasso présentera ce soir et demain sa nouvelle création, qu’elle promet «drôle et totalement décomplexée». Avec In the Bushes, la chorégraphe poursuit son exploration des imperfections de l’humain, thème qu’elle décline dans la plupart de ses pièces, cette fois à travers les mystères de l’évolution. «Je me suis rendu compte, pendant cette création, que mon sujet de fond est toujours le même, à savoir la bizarrerie de l’être humain, raconte-t-elle au Quotidien. Ce sont les perspectives qui changent.»
Créant des ponts entre la scène et la pensée, entre la danse et philosophie, elle précise que le nouveau point de vue qu’elle adopte lui a été inspiré par la lecture de l’essai The Accidental Species : Misunderstandings of Human Evolution, du paléontologue anglais Henry Gee : «Il explique que la théorie de l’évolution est pleine de trous et démantèle la notion d’ »exceptionnalisme humain » – en gros, qu’on se croit le pinacle de l’évolution parce qu’on a la civilisation, la religion, la technologie, etc. – alors qu’en réalité, on ne sait pas si les dauphins ou les corbeaux sont moins avancés que nous.»
Léa Tirabasso souligne cependant que le livre «n’est pas du tout fondateur de la pièce»; elle prône «l’action avant la réflexion» et se dit «guidée», pour chaque nouveau projet, «par l’impulsion qui va ouvrir à d’autres pensées.» In the Bushes naît ainsi «instinctivement» de «l’envie de ressentir quelque chose de déjanté et sauvage».
Après s’être intéressée à la trahison du corps (The Ephemeral Life of an Octopus, 2019), à la fascination de la jeunesse pour la mort (TOYS, 2017) ou encore aux injonctions à la féminité (le triptyque Simones, XX – A Further Study et In Wonderland, 2013-2014), Léa Tirabasso souhaite «détourner le regard» du spectateur «sur ces choses qu’on n’a pas envie de voir» : la honte, la stigmatisation, les normes sociétales, l’hypocrisie. Sur scène, ses six danseurs, exposés devant les yeux du «spectateur -voyeur» – une autre notion avec laquelle la chorégraphe «aime jouer» – touchent au cœur «l’être complexe que l’on est».
«Meilleure collaboratrice»
Six danseurs, donc, mais aussi deux compositeurs, une costumière… In the Bushes est la création la plus ambitieuse de Léa Tirabasso, même si la lauréate du dernier Danzpräis promet qu’elle «ne réfléchit pas en ces termes». Ses collaborateurs l’entourent «depuis des années» et la chorégraphe juge, pensant à la «familiarité» et à la «confiance» qui s’est installée entre eux au fil du temps, qu’«en évoluant ensemble dans une pratique, on en apprend plus sur soi». Et d’ajouter : «J’ai l’impression de devenir une meilleure collaboratrice à chaque nouveau projet.»
Parmi les habitués, outre les danseurs sur scène (Georges Maikel Pires Monteiro, Catarina Barbosa, Laura Lorenzi…), Alistair Goldsmith, un régulier des pièces de Léa Tirabasso, est ici crédité pour la «recherche». Un concours de circonstances, explique cette dernière : «Au départ du projet, il y a deux ans, il était prévu dans la distribution, mais n’a pas pu faire la création. Il a en revanche participé à créer les mouvements et à développer la réflexion autour de la pièce.»
Côté musique, Johanna Bramli et Ed Chivers ont eux aussi dû se réinventer : leur partition électronique, à l’origine basée sur le Schicksalslied de Brahms qui a accompagné toute la «création des parties chorégraphiques», a finalement dû se passer de son inspiration première – «ça marchait mieux sans», résume Léa Tirabasso. «La musique est toujours là, assure-t-elle, mais sur les corps, en quelque sorte.»
Volontairement ou non, tous les manqués et remaniements prennent du sens quand on les rapporte à la pièce elle-même et aux «trous» de l’évolution sondés par Henry Gee. À l’instar d’un travail en studio, «beaucoup basé sur l’improvisation», raconte la créatrice du spectacle, et même de la composition de Brahms, qui met en musique un poème de Friedrich Hölderlin sur de «pauvres mortels souffrants».
Selon Léa Tirabasso, In the Bushes célèbre «l’incohérence» propre à l’humain en faisant se succéder des tableaux «sans obéir à une dramaturgie définie» : une manière «drôle, terrible aussi», de faire une pièce «politique (…) en se faisant plaisir». Derrière les buissons, Léa Tirabasso, chorégraphe de la transe, du rite, de la célébration, veut faire ressortir ici «les masques que l’on porte, l’état second, l’extragrotesque, le supergrossier, du décomplexé». Pour vivre heureux, vivons cachés?
Ce soir, à 20 h.
Demain, à 21 h.
Grand Théâtre – Luxembourg.
Mon sujet de fond est toujours le même. Ce sont les perspectives qui changent