Retrouvez la critique littéraire de la semaine.
Dès les premières lignes, c’est dit : «Pour ma défense, sachez qu’il n’a jamais été dans mes intentions d’écrire ce livre. Faute de temps d’abord. Et parce que personne ne me l’a demandé. Beaucoup ont même tenté de m’en dissuader. Pas maintenant! Pas quand la planète brûle de tous les côtés (littéralement ou non) ! Et certainement pas sur ce sujet!». Canadienne de 54 ans, journaliste, essayiste, réalisatrice et altermondialiste célèbre depuis son essai No Logo (1999), Naomi Klein ne cesse pas les luttes et combats facilement. La preuve, donc, son nouveau texte : Le Double – sous-titre : «Voyage dans le Monde miroir».
Activiste critique du néolibéralisme, elle est aussi connue pour avoir créé le Centre de justice climatique de l’université de la Colombie-Britannique. Très présente sur les réseaux sociaux, quelle ne fut pas sa surprise quand elle a découvert sur Twitter (aujourd’hui X, propriété d’Elon Musk, l’ami de l’ex et prochain président des États-Unis, Donald Trump), au hasard de commentaires sous ses posts, que nombre de personnes la prenaient pour une autre Naomi, celle-ci répondant au patronyme de Wolf.
Suis-je celui que je pense être, ou celui que les autres perçoivent?
L’histoire n’est pas banale et n’est pas une fiction, une vue de l’esprit. Naomi Wolf, 64 ans, ancienne démocrate et figure du féminisme américaine, a viré politiquement très à droite – outre-Atlantique, elle est tenue pour une théoricienne du complot, à la suite de ses déclarations «fantaisistes ou exagérées» sur la sexualité, la pandémie, les vaccins et le confinement lié au Covid-19… Naomi Klein note que toutes deux ont le même prénom, les mêmes cheveux, le même centre d’intérêt, sont l’une et l’autre juive et leur mari se prénomme Avi… «Être confronté à son double soulève ainsi de troublantes questions sur le plan existentiel. Suis-je celui que je pense être, ou celui que les autres perçoivent?», s’interroge l’auteure de Le Double, La Stratégie du choc (2010) ou Dire non ne suffit plus : contre la stratégie du choc de Trump (2017).
Elle ajoute : «La confusion entre les deux Naomi était désormais si fréquente que l’algorithme de Twitter incitait à l’erreur, en intégrant celle-ci pour faire gagner du temps à ses utilisateurs. (…) Si mon nom est régulièrement confondu avec celui de Naomi Wolf, même pour blaguer, il sera d’autant plus volontiers suggéré à la place du sien, ce qui ne fera qu’aggraver la confusion». Alors, celle-ci ne cessant d’enfler, Naomi Klein piste son double sur internet, enquête sur le phénomène du moi numérique «que nous nous créons sur les réseaux», rappelle-t-elle. Observations : «Dès lors, tout ce que j’entreprenais pour corriger les déclarations – ou pour exprimer ma position sur des sujets de prédilection – poussait l’algorithme à nous confondre davantage».
Ou encore : «Un double numérique peut nous offrir tout ce que notre culture nous invite à convoiter : la célébrité, l’adulation, la richesse. Mais ce terrain est instable, car il suffit d’un post de travers, d’une seule erreur de jugement pour anéantir votre succès». Et là commence ce que l’auteure appelle le «voyage dans le Monde miroir». Quasiment un job à plein temps, «analyser les apparitions de Naomi Wolf sur les lives de Steve Bannon et observer le courant formidable qui passe entre eux, relire ou réécouter ses inépuisables avertissements associant les mesures sanitaires à un complot orchestré par le Parti communiste chinois, Bill Gates, Anthony Fauci (NDLR : immunologue américain, ex-«M. Covid» de la Maison-Blanche lors de la première présidence de Donald Trump) et le Forum économique mondial, un complot destiné à semer la mort comme seul le diable pourrait le faire!».
Le Double, c’est le grand plongeon dans un monde souterrain où règnent désinformation et conspirations, où, selon l’auteure, l’IA (intelligence artificielle) a installé la confusion entre l’humain et la machine, et où des causes, des nations, des cultures ont leurs doubles, portés par le sombre et le vertige… Avec ce livre éminemment politique, furieusement inspirant, Naomi Klein alerte sur un monde secoué par les hallucinations que, pense-t-elle, l’élection de Donald Trump pour un nouveau mandat présidentiel ne fera qu’amplifier.