Retrouvez la critique de l’album de la semaine.
De Funkadelic aux Fugees, en passant par Queen Latifah, Redman ou Ice-T, nombre d’artistes du New Jersey ont créé une musique à l’image de l’État qu’ils représentent, hybride, inspirée et inspirante, faisant mentir l’automatisme qui annexe trop souvent leur scène locale, plutôt confidentielle, à l’étiquette plus largement «new-yorkaise». Pas toujours à tort (voir les artistes mentionnés ci-dessus), mais avec la conséquence de laisser aux nouvelles générations d’artistes bien peu de place pour exister sur leur territoire, balancés entre ce «NY» archisaturé et ce «NJ» qui évolue musicalement dans l’ombre de son premier ambassadeur, Bruce Springsteen (et son ersatz «heavy», Bon Jovi).
Danielle Balbuena, alias 070 Shake, a le double avantage d’arriver quelques décennies après ses illustres prédécesseurs – les références ont eu le temps d’infuser – et d’avoir le bon goût d’assumer sa musique comme «made in Jersey» et fière de l’être. Outre un pseudonyme qui reprend son code postal, 070 Shake est aussi créatrice d’un style musical qui évoque, comme personne depuis le «Boss», ce «feeling» propre au territoire. Dans les compositions et les paroles de la musicienne «queer» de 27 ans, le New Jersey n’est plus le centre névralgique du prolétariat américain, mais un lieu affranchi de toute frontière géographique, un lieu qui déclenche les passions tristes et catalyse les angoisses propres à son époque.
Plus « goth rock » que hip-hop, Petrichor fait éclater le spectre musical
Le titre énigmatique de son troisième album, Petrichor, résume bien cette atmosphère : le terme désigne cette fameuse odeur douce-amère qui émane des sols après le passage de la pluie lors de périodes sèches. Un seul petit mot que l’on veut prononcer dans un souffle fantomatique, traduisant un phénomène indescriptible. À l’image, en fait, de 070 Shake, rare joyau issu de la génération SoundCloud à avoir tenu haut son prestige sans jamais se compromettre. La preuve, elle est aujourd’hui la dernière artiste signée sur le label G.O.O.D. Music à l’exception de son fondateur, Kanye West. Celle qui était inconnue au moment de rejoindre, en 2016, la marque alors présidée par Pusha T (et qui comptait dans ses rangs Mos Def, John Legend, Big Sean ou Teyana Taylor) avait obtenu sa place au talent. C’est le cas de le dire.
Un talent que la rappeuse déroule avec toujours plus d’ambition depuis ses deux premiers albums, Modus Vivendi (2020) et You Can’t Kill Me (2022), esquissant un éloignement graduel du rap alternatif qui l’a intronisée pour développer un univers métamorphe, où le R’nB psychédélique croise une «art pop» mâtinée d’autotune. Un talent qu’elle porte encore à un autre niveau avec Petrichor, album de la réinvention musicale, dans lequel ses thématiques fétiches et son écriture s’épanouissent totalement – au point que la définir comme «rappeuse» semble, au mieux dépassé, au pire déplacé.
Si 070 Shake considère qu’un album a une dimension sacrée, son nouvel essai porte cette vision à son paroxysme, tout en dynamitant le format de l’intérieur. Souligner que Petrichor a plus à voir, dans ses sonorités, avec le «goth rock» qu’avec le hip-hop, semble inutile, tant la cohérence qui fait l’identité du disque repose, justement, sur l’éclatement du spectre musical. Guitares, piano et cordes occupent une place considérable le long des treize titres, mais tandis que les morceaux s’enchaînent sans coupure pour assurer une continuité qui soutient l’idée de l’album comme un tout immuable plutôt que comme une collection de chansons, les instruments, eux, ne sonnent jamais deux fois pareil.
Dans le premier tiers, l’artiste élabore d’ailleurs un grand chaos : entre le rythme «boom-bap» distordu de Pieces of You qui laisse place à un refrain piano-voix dans la plus pure tradition pop, le mélange d’orgue, de guitare sèche et des sursauts de violons de Vagabond, la détonation «new wave» qui s’empare d’Elephant, les crissements électroniques de Lungs ou la déclamation mélancolique de Battlefield, l’entrée en matière a de quoi être disruptive.
Sans se départir du chahut d’émotions qui le traverse, Petrichor progresse plus sereinement – Into Your Garden, déjà, offre une sublime ballade au piano qui invite JT (du défunt duo City Girls) pour le seul couplet rap de l’album. D’accord, 070 Shake se demande sur un synthé torturé What’s Wrong With Me et, dans le morceau suivant, transforme la violence et la douleur en étranges preuves d’amour (Blood On Your Hands). Mais le voyage qu’elle propose, qui passe aussi par le minimalisme d’une reprise de Tim Buckley (Song to the Siren, avec… Courtney Love), revient toujours à la maison. Ainsi de la douceur de Winter Baby / New Jersey Blues, à la fois chanson d’amour de Noël et variation sur le style des Beach Boys, qui synthétise l’angoisse et le spleen, l’amour et la pudeur, la pluie et le beau temps, et tous ces sentiments contraires qui sont, sous l’égide de 070 Shake, ceux de la vie dans le New Jersey.