Fan de science-fiction, de légendes et de créatures fantastiques, Serge Lehman retrouve son compère Stéphane De Caneva pour une histoire à la Lovecraft et un thriller vite addictif.
Si on entend l’expression «Fluctuat nec mergitur», d’emblée, on pense à Georges Brassens et la mélodie imparable des Copains d’abord. Ce que l’on sait moins, c’est que la locution latine est toujours la devise de la ville de Paris, signifiant «il est battu par les flots mais ne sombre pas».
Oui, il y a encore 30 000 ans, la Ville lumière n’était même pas un phare mais littéralement une mer, couverte par plus de soixante mètres d’eau. Une carte s’en veut le témoin : celle d’Eugène Belgrand, visible dans son livre La Seine. Le Bassin parisien aux âges antéhistoriques (1869).
De quoi attiser la curiosité de Serge Lehman, qui avoue sur le site de Delcourt qu’il savait qu’un jour, «il écrirait une histoire dans ce paysage». Il va sauter le pas en découvrant parallèlement l’œuvre étrange, «pleine de créatures fantastiques», du peintre français Odilon Redon (1840-1916). Deux influences qui s’entremêlent autour d’une seule et même histoire.
Romancier et scénariste fan de science-fiction, collaborateur entre autres d’Enki Bilal, cet archéologue de l’imaginaire semble toujours bien entouré. Ces derniers temps, à ses côtés, il y a ainsi eu le dessinateur de talent qu’est Frederik Peeters, pour deux résultats ébouriffants : la saga en cinq tomes Saint-Elme, et aussi L’Homme gribouillé (2018).
D’une certaine façon, Les Navigateurs prend le relais de ce dernier ouvrage, avec un autre camarade de jeu à l’illustration, Stéphane De Caneva (le duo était déjà à l’œuvre sur la série Metropolis et La Brigade chimérique – Ultime Renaissance). La continuité entre les deux livres est confirmée par plusieurs éléments : la présence, certes discrète, de personnages communs, le même usage du noir et blanc rehaussé de gris, la représentation d’un Grand Paris fantasmé (où la séparation entre la ville et sa banlieue est abolie) et une intrigue reposant sur un secret vieux de plusieurs milliers d’années.
On file alors à Clamart, commune des Hauts-de-Seine, durant les années 1980 où un trio noue une solide amitié. Il y a Arthur, Max et Sébastien, qui se font appeler la «bande du Panorama» du nom de la rue où ils s’amusent, écoutent de la musique et refont le monde.
Puis arrive Neige qui, durant onze mois, va compléter la troupe. Ensemble, il réalise le journal du lycée, avant qu’un amour naisse entre elle et Max. Pourtant, du jour au lendemain, elle part, sans laisser la moindre trace. Plus de vingt ans après, avec le même sens de la surprise, elle refait son apparition.
Depuis, les choses ont changé : Neige est enceinte d’un certain John de Londres. Arthur, lui, fume trop de joints, afin de faire passer ses douleurs fantômes venant de sa jambe manquante, tandis que Max, fraîchement divorcé, bosse, comme Sébastien, dans le milieu de l’édition. Les retrouvailles sont heureuses, mais brutales.
En effet, un soir, un cri terrible déchire la nuit, «quelque chose à la fois de strident, de douloureux, d’indicible», imagine Stéphane De Caneva. Et Neige disparaît aussi vite qu’elle était réapparue. Ses trois potes mènent alors l’enquête. Selon eux, pas de doute : leur amie a été «absorbée» par une fresque murale, au papier qui coupe les doigts, cachée derrière la tapisserie de sa maison.
Dessus, on voit une araignée géante et rieuse qui kidnappe une jeune femme, reconnaissable à son tatouage de fleurs… Difficile de faire admettre cela à la police : il va donc falloir agir seul. Au fil des explorations et des rencontres, le trio va découvrir un monde insoupçonné où il sera question, pêle-mêle, de vieux peintres symboliques, de monstres aquatiques, de mystères et de créatures bizarres. Dans ce Paris qui cache des secrets engloutis, visiblement le «décor de prédilection» de Serge Lehman, les vérités, elles, remontent à la surface…
Les Navigateurs, titre trompeur, est ce que l’on appelle un «page turner», soit une œuvre qui se dévore d’une traite pour en connaître l’issue. Le talent de Serge Lehman pour raconter des histoires un brin tordues et franchement mystiques n’est plus à prouver. Ici, c’est Lovecraft et Edgar Allan Poe qu’il convoque, avec un récit qui mélange le polar (avec son lot de disparitions, de morts, de révélations et de figures inquiétantes) et le fantastique (avec ses rêves, ses cauchemars et ses chimères).
Pour mettre dans l’ambiance, il peut compter sur Stéphane De Caneva, aux traits d’un noir sans espoir qui s’approchent, au fil de l’enquête, de la gravure. À la fois magique, horrifique et historique, voilà un roman graphique qui ne laisse pas insensible. Il reviendra à coup sûr en tête si vous êtes de passage à Paris. Sur le bateau–mouche, demandez tout de même au conducteur s’il sait bien où il va…
Les Navigateurs, de Serge Lehman et Stéphane De Caneva. Delcourt.
L’histoire
Expatriée depuis vingt ans, Neige décide de rentrer à Paris et de renouer avec ses amis d’enfance, Max, Arthur et Sébastien. Mais après quelques jours seulement, elle disparaît dans des conditions étranges. Les garçons mènent l’enquête et se confrontent à un triple mystère : une légende urbaine, une énigme artistique et un monde perdu sur lequel veillent, depuis toujours, les «Navigateurs»…