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[Album de la semaine] «Chromakopia» : Toutes les couleurs de Tyler, the Creator 


(photo DR)

Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album de Tyler, the Creator Chromakopia, sorti le 28 octobresur le label Columbia.

On a tendance à considérer que Tyler, the Creator se réinvente à chaque nouvel album, aidé par les doubles qu’il se crée. Si ce n’est pas entièrement faux, ce n’est pas non plus totalement vrai : plutôt qu’une réinvention perpétuelle, le Californien multiplie les alter ego comme autant de mythes qui proposent, par cycles, de changer de perspective sur les idées et le vécu de celui qui les incarne.

Le psychiatre Dr. TC (pour «Tyler’s Conscience») et son jumeau maléfique, Tron Cat (Bastard, 2009; Goblin, 2011; Wolf, 2013), le «borderline» Chur Bum (Cherry Bomb, 2015), le tendre Flower Boy (Scum Fuck Flower Boy, 2017), l’abrasif mais attachant Igor, caché sous sa perruque blonde à frange et ses lunettes de soleil (Igor, 2019), l’excentrique et angoissé Tyler Baudelaire (Call Me If You Get Lost, 2021) ne sont que quelques-unes des nombreuses personas de l’artiste, qui tisse à travers eux (et leur mort systématique) une narration concrète, complète et cohérente sur l’identité profondément complexe d’une seule et même personne.

Lorsqu’à l’été 2023, il convoquait tous ses précédents doubles dans le clip de Sorry, Not Sorry, il était encore facile de présumer que Tyler Okonma s’était enfin libéré des masques qu’il endosse pour mieux se raconter. À en juger par la pochette de Chromakopia, son septième album, on avait tout faux. Ou peut-être pas, en fait : si l’on se réfère aux racines grecques de ce mot inventé, le titre signifierait quelque chose comme «abondance de couleurs», et le masque porté par l’artiste est, à ce jour, celui qui lui est le plus ressemblant.

Derrière un masque noir, Chromakopia reflète ainsi toutes les couleurs de Tyler, the Creator. On pourrait en outre noter qu’après DJ Drama, qui servait de narrateur tendance «hype man» sur le précédent album, c’est au tour de la mère du rappeur, Bonita Smith, d’endosser ce rôle, avec la sagesse et la franchise et l’amour qui font la noblesse de son statut.

On peut d’ores et déjà mettre en parallèle, pour leur valeur introspective, leur excellence musicale et le fait (hasard ou pas) qu’ils soient chacun le septième album de leur discographie, Chromakopia et Mr. Morale and the Big Steppers de Kendrick Lamar (2022) ou, mieux encore, The Life of Pablo de Kanye West (2016).

Le Messi(e) du rap alternatif, personnifié ici au summum de sa liberté

Tyler Okonma, coiffé cette fois d’une afro baroque qui lui fait pousser deux cornes, devient St. Chroma : le nom évoque d’ailleurs Saint Pablo, le monstre de Frankenstein renfermant les différentes inspirations de Kanye pour son album culte, et le titre éponyme, qui ouvre Chromakopia, n’est pas sans rappeler Ultralight Beam, intro légendaire s’il en est. Chœurs gospel, rythmique percutante métamorphosée dans un second temps en un «beat» explosif, l’ouverture de l’album est la plus marquante dans la discographie de Tyler, the Creator. Et lui d’annoncer que l’heure qui va suivre comprime ce temps qu’il avait besoin de s’octroyer pour se retrouver, mieux, se comprendre.

Du haut de ses 33 ans, le Messi(e) du rap alternatif, personnifié ici au summum de sa liberté (artistique, personnelle, sexuelle), s’épanche comme il l’a souvent fait auparavant sur deux mystères : celui de son père inconnu d’une part, de l’autre, celui qu’il entretient malicieusement autour de sa sexualité.

Dans le petit cocon soul qu’il compose sur Hey Jane, Tyler réfléchit à la double angoisse de devenir père après une grossesse inattendue et celle d’un éventuel avortement, en jouant les deux rôles, masculin et féminin – la deuxième question trouve une réponse dans le titre suivant, à la fois remuant et sombre, I Killed You. Plus tard, Like Him aborde plus frontalement la peur de voir, avec l’âge, l’ombre de ce père grandir en lui.

Qu’on le croie homo refoulé, hétéro curieux ou bisexuel accusé d’homophobie, Tyler, the Creator s’est en revanche beaucoup plus amusé à brouiller les pistes sur ses préférences amoureuses. Ici, il part des excentricités d’une ex au lit (Judge Judy) pour en venir, plus sérieux que jamais, aux façades que l’on endosse pour cacher son intimité (le bien nommé Take Your Mask Off), puis, en guise de dénouement lumineux et jazzy, à la nécessité de faire la paix avec soi-même (I Hope You Find Your Way Home).

Même les aspects les plus turbulents du disque, incarnés par des titres à se mettre en boucle comme Rah Tah Tah, Noid, Balloon ou le «banger» Sticky, n’enlèvent rien à la finesse de l’ensemble – au contraire, elle s’en voit renforcée.