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[Critique cinéma] «Juror #2», le prix de la vérité


(photo DR)

Le quarante-deuxième film de Clint Eastwood pourrait clore, après The Changeling (2009) et Richard Jewell (2019) (deux de ses récents films les plus éblouissants et importants), un hypothétique et non moins immense triptyque sur la confrontation de la justice et de la vérité, avec, au cœur, un personnage pris dans un piège entre ces deux notions complexes.

Les deux premiers racontaient des faits réels, respectivement la résilience d’une mère vers l’éclatement de la vérité autour de la disparition de son fils et l’impossibilité d’un homme, héros national un jour, le lendemain accusé à tort d’avoir orchestré l’attentat qu’il a fait éviter, à résoudre l’énigme qui ferait pencher la balance du juste côté.

Dans Juror #2, une fiction qui tire sur la fable, c’est l’ambiguïté de Justin Kemp (Nicholas Hoult) qui ouvre, cette fois, à une observation des dilemmes et des mécanismes qui mettent en équilibre justice et vérité.

 

Citoyen exemplaire, Justin Kemp est appelé à être juré dans un procès pour meurtre qui ne semble pas présenter de grand mystère : un couple instable se dispute violemment dans un bar, elle part, il la suit, son corps sans vie à elle est retrouvé quelques heures plus tard dans un fossé. Mais en découvrant les faits au tribunal, Justin se souvient avoir été présent sur les lieux, et le cerf qu’il pensait avoir heurté en rentrant chez lui, ce soir d’orage qu’il a vite oublié, n’était peut-être pas un cerf après tout.

Le réalisateur expédie rapidement le principe de départ pour tenir, sur près de deux heures, un récit dense et tendu. L’image de Thémis, déesse de la justice, est un motif récurrent du film avec lequel joue le réalisateur. La question morale, quoique fortement sous-entendue, reste pourtant hors champ, et pour cause : de même que la question posée par le tribunal est de savoir si le petit ami de la victime est ou non coupable, à aucun moment Eastwood ne demande au spectateur si le héros (faute d’un meilleur terme) doit répondre de ses actes.

Alors, le symbole de la justice pèse lourdement sur Justin Kemp, depuis le plan d’ouverture montrant Allie (Zoey Deutch), sa compagne, les yeux bandés (et guidée par lui), à ce plan écrasant de l’extérieur du tribunal où la balance que tient la statue de Thémis, qui se dresse à l’entrée du bâtiment, oscille légèrement sous le souffle d’un vent invisible. La justice, nous dit Eastwood, n’est jamais véritablement juste, encore moins figée.

Au début du film, une voix à la radio enjoint aux citoyens d’aller voter; l’allusion à l’élection présidentielle qui se tient mardi aux États-Unis est loin d’être la petite blague anodine qu’elle prétend être : Justin Kemp coupe la radio et, par ce geste, Eastwood de demander de prendre un peu de recul avec l’agitation du monde réel, pour entrer de plain-pied dans ce qui s’avérera être une plongée vertigineuse dans les secrets qui ébranlent la justice quotidienne, par ailleurs taclée comme symptôme majeur de la gangrène qui ronge nos sociétés malades.

À incarner toute la complexité du discours, il y a d’abord et avant tout Justin Kemp. Soit un «homme bon» (dixit Allie et ses «collègues» du tribunal), alcoolique repenti, futur papa ayant déjà partagé une première expérience tragique de la paternité. Un homme qui croit fermement en cette seconde chance que peut offrir la vie et qui, face aux plaidoiries et aux témoignages, ne peut se résigner à condamner un innocent. C’est parce que la réalité menace sa parfaite seconde vie à lui que Kemp commence à jouer un double jeu.

Le film, à travers le point de vue subjectif du protagoniste, fait merveilleusement jouer le double discours, celui d’un homme doué pour convaincre ses pairs de chercher la justice, mais toujours prêt à échapper au piège qu’il a déclenché et qui se referme sur lui. Dans la première scène de délibération, il est forcé d’étayer son argument, tandis que les onze autres jurés déclarent d’emblée l’accusé coupable, pour cause de preuves trop évidentes, mais aussi par envie de rentrer tôt à la maison – ce qui en dit déjà long sur le fonctionnement et les résultats du système judiciaire.

La justice, nous dit Eastwood, n’est jamais véritablement juste, encore moins figée

Les séquences successives scrutent Justin Kemp, en silence le plus souvent, perdu dans ses souvenirs, ses angoisses et les portes de sortie qu’il échafaude. Ici, l’angle de caméra traduit l’effet écrasant de ses pensées; plus loin, il porte sur lui l’ombre striée des stores, personnifiant de fait la zone d’ombre qui fausse ce verdict couru d’avance. Et lorsqu’un témoin pourrait le reconnaître, il se cache en faisant mine de ramasser sa pièce fétiche, qui signe ses quatre ans de sobriété – un synonyme aussi de sa nouvelle vie irréprochable, l’image derrière laquelle il se «cache» réellement. En résumant son passé, il lâche tranquillement : «Personne ne réussit à convaincre comme un alcoolique.» Le double discours, toujours.

La réalisation de Clint Eastwood est, au choix, un manifeste ou un abrégé de cette mise en scène néo-classique américaine dont il est encore, à 94 ans, le magnifique symbole. Derrière la banalité pseudo-naturaliste des intérieurs, dont il tire d’ailleurs chaque avantage, il semble intéressé plus que jamais par le rythme (lui qui ne signe plus la musique de ses films) : la première moitié de cette longue et nerveuse partition de jazz joue le chaos, le surdécoupage et les montées de tension sèches et brusques. La seconde, aussi torturante, rallonge les plans, élargit les angles, ouvre les portes.

On s’y intéresse aussi à la procureure (Toni Collette), un personnage aux multiples facettes qui entend se débarrasser de l’affaire au profit de ses ambitions politiques. Elle partage le dialogue final avec Kemp, épatant Nicholas Hoult, dont l’interprétation évoque, plus que le Henry Fonda de 12 Angry Men (Sidney Lumet, 1960), le flegme équivoque de James Stewart et le laconisme lourd de secrets d’un plus jeune… Clint Eastwood. Des années plus tard, dans la conclusion à ce conte philosophique, le vieux sage nous dit en définitive que le prix de la vérité se négocie difficilement avec la morale – moins avec la justice.