Ouvrir une galerie et proposer des résidences aux jeunes artistes du Tchad pour les aider à «émerger», c’est le pari de Doff, le plasticien le plus en vue de ce pays d’Afrique centrale où se joue un «moment décisif» pour les jeunes artistes.
La semaine dernière, les murs sentaient encore la peinture pour le premier vernissage de la galerie Kei-kor («la forge» en langue ngambay), installée dans un ancien restaurant du centre de N’Djamena. «J’ai eu la chance d’avoir des personnes du monde de l’art qui m’ont poussé vers le haut à un moment où j’en avais besoin», glisse Doff. «C’est maintenant à moi d’accompagner des artistes plus jeunes pour les faire progresser, les pousser à sortir de leur zone de confort et leur permettre de trouver une identité qui leur est propre», dit l’artiste autodidacte de 41 ans, d’une voix calme, posée, presque soufflée, en contraste avec son visage anguleux au regard sombre.
Son style, brut, est reconnaissable au premier coup d’œil, avec ses séries composées de déchets glanés dans les rues, fils de fer, bidons d’essence, douilles de kalachnikov ou revêtements bitumineux utilisés pour l’étanchéité des toits. Doff a déjà exposé en France et aux États-Unis, et vend ses pièces jusqu’à 17 000 euros. Les œuvres qu’il présente dans sa nouvelle galerie du quartier Sabangali, dans la capitale tchadienne, avec celles des cinq premiers résidents, sont issues de collections privées. «Mon objectif est de faire profiter d’autres artistes tchadiens de ma notoriété pour les aider à émerger dans le monde de l’art plastique», explique-t-il.
Le pari est audacieux dans un pays où l’art plastique est perçu comme un passe-temps oiseux réservé à des fainéants et des rêveurs qui préfèrent vivre dans la misère plutôt que de travailler dans les champs. Ici, «les artistes sont considérés comme des ratés», résume Aristide Kodjitara Adidjimgue, alias AdiAri, un des cinq protégés de Doff.
Doff est devenu un mentor, un grand frère, même!
Ce jeune homme de 26 ans travaille depuis un an dans un des ateliers aménagés dans le patio de l’ancien restaurant. «Cette résidence m’a permis de faire évoluer mon art et d’être plus confiant», dit-il, le sourire aux lèvres. «Doff est devenu un mentor, un grand frère, même! Il m’a aidé à donner de la valeur à mon travail et à faire sortir des émotions que j’avais enfouies en moi», lance celui qui peignait auparavant dans une bicoque servant à la fois d’atelier, de salon de coiffure et de logement. «En plus de ses critiques, Doff nous fait aussi profiter de son carnet d’adresses dans le monde de l’art», complète Kdi Dream, de son vrai nom Khadidja Al, une autre résidente.
Après cette première année test, dix nouveaux artistes vont rejoindre l’aventure. «Des artistes et acteurs du monde de l’art, venus du Tchad et de l’étranger, viendront chaque mois former les artistes en résidence», détaille Doff, qui prévoit d’aborder des thèmes liés aux problématiques de son pays, «par exemple autour des notions de paix ou de vivre ensemble».
Parmi les nouvelles recrues, Gabin Reounodji, 37 ans, surnommé Gabin Art, se félicite de rejoindre ce qu’il appelle «le temple des artistes tchadiens». Car l’ambition est aussi d’exister sur la scène internationale, de «se mettre au niveau de ce qui se fait ailleurs sur le continent, comme en Côte d’Ivoire, au Nigeria ou en République démocratique du Congo», explique Jean-Baptiste Gozzo, 45 ans, le secrétaire général de l’association Knock on Art, créée en 2020 par Doff.
Le premier vernissage à peine fini, Doff projette d’ouvrir d’ici la fin de l’année «un nouveau lieu où tous les artistes pourront avoir un espace où créer et stocker leur matériel», puis par la suite un magasin, un restaurant «ou d’autres activités pour transformer cet endroit en tiers-lieu autour de l’art plastique». À plus long terme, Knock on Art veut développer des mobiliers conçus à partir de papier recyclé. Et même des petites maisons en brique de papier recyclé, en concevant «une chaîne complète de production, du ramassage du papier à sa transformation», détaille Doff.
L’association et la galerie ont été soutenues par l’ambassade de France, mais Doff et son entourage piochent aussi dans leurs propres fonds pour accueillir les résidences. Selon le plasticien, si l’envie et les moyens sont là, il faut agir «sans attendre» : «Il ne faut pas que l’engouement autour de nous disparaisse. C’est un moment décisif pour le monde de l’art au Tchad.»