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Un télétravail toujours d’actualité, mais sous contrainte


Pour éviter les problèmes de communication, certaines entreprises imposent le présentiel en réunion. (photo AFP)

Si, au Luxembourg, des entreprises ont mis un coup d’arrêt net au télétravail, la plupart d’entre elles le maintiennent sous conditions.

J’aimerais que nos concitoyens et nos frontaliers comprennent qu’il y a des limites au télétravail», déclarait le Premier ministre luxembourgeois, Luc Frieden, à L’essentiel le 15 octobre. Cette phrase, couplée à l’annonce d’Amazon de faire revenir ses 4 250 employés des services administratifs en présentiel dès le 2 janvier 2025, serait-elle annonciatrice d’un revirement de la situation du télétravail dans le pays?

Certaines entreprises ont d’ores et déjà franchi le cap : «On nous a demandé de suspendre le télétravail», soupire ce salarié d’une grande société dans le secteur des médias et qui souhaite demeurer anonyme. «Cela engendre beaucoup de frustration et de déception, parce qu’on pensait que c’était bien rodé. On a l’impression que, pour notre employeur, le travail effectué depuis la maison n’était pas assez satisfaisant, alors que pendant la pandémie, la quantité de travail était très importante, voire plus importante qu’aujourd’hui, et pourtant, ça passait… La seule explication que l’on nous donne, c’est que la cohésion d’équipe et la communication sont meilleures quand on est en présentiel. Peut-être que ça changera à nouveau, on garde un peu espoir.»

Mais ces revirements sont toutefois loin de devenir la norme. «Malgré le sentiment ou la suspicion d’une baisse générale du télétravail qui a suivi l’annonce d’Amazon, nous ne pouvons actuellement pas confirmer un phénomène récent de baisse générale de l’utilisation du télétravail au Luxembourg», indique la Chambre des salariés, derniers chiffres à l’appui : «Nous avons (aujourd’hui) affaire à une stabilisation des chiffres autour de 32 % de travailleurs qui télétravaillent au moins quelques fois par mois, voire plusieurs fois par semaine ou même quotidiennement (contre 35 % en 2022 et 28 % en 2023)».

Présence obligatoire le lundi et le vendredi

Du côté des plus gros employeurs du pays, pas d’indication non plus d’un retour cinq jours sur sept au bureau. Aux CFL, «1 400 salarié(e)s ont la possibilité de télétravailler; 80 % ont fait une demande en ce sens», constate l’entreprise des chemins de fer. «Les personnes travaillant à temps plein ont la possibilité de télétravailler un maximum de deux jours par semaine (NDLR : en accord avec leur hiérarchie). Aucun changement de cette politique de télétravail n’est actuellement envisagé», affirme-t-elle.

Isabelle Faber, directrice des ressources humaines de Post a, quant à elle, remarqué que «le nombre moyen de jours de télétravail a légèrement diminué par rapport à l’année précédente, ce qui pourrait indiquer que la collaboration, la communication et le sentiment de communauté au bureau sont appréciés».

Si la fin du télétravail n’est pas d’actualité, des entreprises ont décidé d’encadrer davantage la pratique qui pouvait entraîner des problèmes organisationnels, voire des tensions entre résidents et frontaliers – le nombre de jours de télétravail étant illimité pour les premiers et d’un maximum de 34 pour les seconds, accords fiscaux obligent.

Chez Datacenter Luxembourg, une entreprise d’une quinzaine de salariés, «c’était très compliqué à gérer : deux personnes en télétravail le même jour, c’est déjà 15 % de nos effectifs absents. On a voulu limiter les abus avant qu’il y en ait beaucoup», explique Sabrina Brischetto, la directrice des ressources humaines. Pour ce faire, pas de télétravail les lundis et vendredis – jours dévolus aux réunions – ni un jour encadrant un congé ni pendant une période d’essai, question de formation. Et la règle des 34 jours s’applique à tous les salariés, quel que soit leur lieu de résidence.

«En tant que R. H., je remarque que le télétravail a eu de bons aspects : sans même parler du fait d’être moins dans les embouteillages, les gens prennent des congés pour se reposer vraiment et non plus pour gérer les petits incidents de la vie comme la venue d’un réparateur ou autres. Et puis, pendant le covid, on a demandé aux employés d’être ultraflexibles, alors, rien que pour ça, le retirer maintenant que l’on n’en a plus besoin, ce serait quand même un peu abusé», souligne-t-elle. D’autant que lors des entretiens d’embauche qu’elle conduit, le sujet est toujours évoqué : «Le télétravail, désormais, c’est quasiment comme un ticket-restaurant, c’est un avantage.» Un avantage qui, pour l’instant, résiste.

William Pedrini  : « Dans télétravail, il y a le mot travail… »

William Pedrini est le directeur de CMI Équipement, qui fournit l’industrie et le bâtiment, dans la zone de la Feltière à Florange. Il est aussi président du CAC140, le club des patrons de Moselle-Nord. Un club à l’image du secteur : implanté dans le secteur secondaire (bâtiment, industrie) et assez peu dans le tertiaire (services), donc moins concerné par le télétravail. La preuve? Le thème n’est «jamais» débattu entre membres du CAC140 au cours des dîners mensuels. Et, pour tout dire, la question le fait même soupirer.

Comprenez-vous la tentation de certains patrons de faire revenir les salariés au bureau ?

William Pedrini : Il faut que les salariés comprennent que dans télétravail, il y a travail. C’est d’abord une question qui se pose pour les patrons luxembourgeois, pas aux Français. On a très peu d’entreprises dans le secteur qui le pratiquent. Mais même moi, je suis conscient que si on est en télétravail, on ne va travailler que trois à quatre heures…

Vous croyez qu’on travaille plus dans un bureau, dans des open spaces bruyants, entre des pauses-café à rallonge et des pauses clopes ?

C’est moins probable d’être à -50 %, même si oui, au boulot, on peut perdre beaucoup de temps.

Si les Luxembourgeois réduisent le télétravail, ne risquent-ils pas d’avoir moins de candidats français?

On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, vouloir gagner 1 000 euros de plus sans en subir les inconvénients. Si on veut télétravailler, autant bosser en France et servir son pays.

Vous ne croyez pas aux bienfaits du télétravail ?

Pour moi, il s’est transformé en travail déguisé. Ceux qui en profitent ne veulent pas en parler, c’est devenu un sujet tabou.

Vous n’avez pas de télétravail dans votre entreprise (15 salariés)?

Si. On était déjà initiateurs du télétravail, bien avant le covid. Je parle en tant que patron tolérant, qui attend des résultats. J’ai deux commerciaux. Il y en a un qui prend des heures dans la journée pour s’occuper de ses enfants et travaille le soir à la maison, l’autre qui ne décolle jamais du bureau. Comme ils sont tous deux au chiffre, il ne faut pas se plaindre.

Olivier Jarrige (Le Républicain lorrain)

William Pedrini s’exprime en tant que président du CAC140 et directeur de CMI Équipement, une entreprise qui vend des fournitures pour l’industrie et le bâtiment. (Photo : damien golini/rl)

Les frontaliers pas logés à la même enseigne en Allemagne

De grands open spaces avec pour seuls bureaux occupés ceux des travailleurs frontaliers. En Allemagne, les employés ne sont pas tous logés à la même enseigne. Quand leurs collègues allemands peuvent télétravailler jusqu’à 100 %, les frontaliers français ne bénéficient pas des mêmes droits et pointent une discrimination.

Cadre dans un grand groupe automobile allemand, dans le Bade-Wurtemberg, Guy, des environs de Sarreguemines, n’est autorisé à télétravailler qu’un seul jour par semaine. Le reste du temps, il est contraint de parcourir 125 km de son domicile à son lieu de travail : «Parfois, je suis tout seul au bureau…»

Une avancée sur le plan social, pas fiscal
Le recours accru au télétravail s’est généralisé avec la pandémie de Covid-19. Les frontaliers alsaciens et mosellans en profitent : «À la fermeture des frontières, on était autorisé à faire 100 % de télétravail.» Les mesures transitoires ont été prolongées à plusieurs reprises : «Mais en août 2022, l’Allemagne a resserré la vis.» Les employeurs interdisent le télétravail aux frontaliers, contrairement à leurs collègues allemands. Il faudra attendre juillet 2023 et la signature d’un accord-cadre entre plusieurs États européens, dont la France et l’Allemagne, pour que le télétravail leur soit autorisé jusqu’à 49,9 % du temps de travail total (2,5 jours par semaine) sans que la législation sociale ne change. Ils restent affiliés au régime de sécurité sociale du pays employeur. «C’était une avancée sur le volet social», mais sur le plan fiscal, la situation est plus complexe.

Le risque «d’établissement stable» soulevé
Des employeurs refusent l’augmentation du télétravail à 49,9 % et se réfugient derrière l’article 13 du règlement CE n° 883/2004 l’autorisant à moins de 25 %. Ils invoquent aussi le risque «d’établissement stable», le domicile pouvant être considéré comme une installation fixe dans laquelle l’activité de l’entreprise est exercée en tout ou partie. L’administration fiscale française serait en droit de leur réclamer un impôt sur les sociétés. «Les petites entreprises autorisent plus facilement le télétravail, car elles n’ont pas connaissance du risque», contrairement aux grands groupes, conseillés par des cabinets juridiques.

Guy n’est autorisé à télétravailler que cinquante-quatre jours par an, soit un jour par semaine, «déplacements compris», alors que ses collègues allemands peuvent télétravailler jusqu’à 100 % si leur fonction le permet.

Lettres aux élus
Guy, travailleur frontalier depuis 1996, a alerté le député de la circonscription, Vincent Seitlinger, le sénateur Michaël Weber et le Comité de défense des travailleurs frontaliers de la Moselle. «Aujourd’hui, les jeunes regardent avant tout la qualité et la flexibilité du travail, autrement dit la possibilité de télétravailler», explique-t-il. «Ils s’installeront dans d’autres régions ou iront directement vivre en Allemagne. Petit à petit, l’Alsace et la Moselle seront vidées de leurs techniciens, ingénieurs et cadres.» Le frontalier réclame l’appui des élus et la signature d’un avenant entre la France et l’Allemagne, à l’instar de celui signé entre l’Allemagne et l’Autriche ou la Belgique et les Pays-Bas, précisant «que le bureau à domicile ne peut être considéré comme un « établissement stable » si le travailleur frontalier passe 50 % ou moins de son temps en télétravail». Les lettres envoyées sont pour l’heure restées sans réponse.

Aurélie Klein (Le Républicain lorrain)