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[Le Portrait ] L’étrange Stange, «bon à rien» derrière la caméra


(photo Melanie Maps)

À 65 ans, Ralph Stange est un petit précurseur de l’utilisation de la vidéo dans le foot luxembourgeois… mais a une piètre estime de lui-même malgré une carrière carrément dingue.

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À l’écouter, Ralph Stange n’est ni plus ni moins qu’un petit caméraman amateur qui n’a commencé à trimballer son matos sur les stades, il y a une dizaine d’années, que parce qu’il s’estimait incapable de répondre aux questions trop précises que lui posait Michel Leflochmoan, alors coach du F91.

Ce dernier, entraîneur le plus titré du siècle en BGL Ligue, l’envoyait observer les futurs adversaires. Et depuis sa voiture, sur la route du retour pour les Ardennes, une heure seulement après que Dudelange a bouclé son match du dimanche, le technicien français contactait son scout brésilien avec entre autres ce genre de questions : «Et c’est quoi, la marque de leurs ballons ?».

Passé le moment de sidération devant un tel souci du détail, cet ancien joueur du Spora et de Mertzig a pris une résolution qui était une première au pays : garder une trace et, donc, filmer. MLF, pourtant pointu, s’en est étonné, mais a apprécié la démarche, qui inaugurait une décennie de rapports méticuleux de Stange à certains des meilleurs coaches du pays, à chaque fois dans les «super-clubs» (F91 puis Swift) sponsorisés par Flavio Becca, de Dino Toppmöller à Pascal Carzaniga, de Didier Philippe à Carlos Fangueiro.

«Des entraîneurs qui m’ont appris des choses incroyables… juste en me posant des questions. Ça a été un choc de constater leur minutie, de les entendre me demander comment tel joueur se déplaçait alors que son équipe n’avait même pas le ballon.» Pour un homme qui avait été repéré au Brésil, dans un match joué devant 60 000 spectateurs par l’iconique moustachu Artur Jorge, qui avait réussi à l’attirer au FC Porto, alors champion du Portugal (1985) et bientôt champion d’Europe (1987), une telle modestie semble, déjà, confiner au pathologique. Mais ça se comprend : Ralph a un «background»…

Il était une fois un petit «Paulista» qui, contrairement à tant d’autres, n’a pas joué dans la rue, qui est pourtant le centre de formation numéro 1 de la nation brésilienne. C’est sans doute à cause de ça que Ralph Stange a commencé à développer son syndrome de l’imposteur dans le jardin familial, au cœur de São Paulo, mégapole de 12 millions d’habitants.

Parce que son jardin était… le terrain en terre battue d’une compagnie d’aviation brésilienne dont son père avait la charge, celui sur lequel venaient jouer les ouvriers pour se détendre après leur journée de travail et qu’il pensait ne pas y mériter sa place, garantie seulement par la grâce de sa filiation. «Tous les gamins du quartier voulaient venir jouer. Moi, forcément, j’étais sûr d’être dans l’équipe parce que le ballon et le terrain étaient à moi, sourit Stange. Mais j’étais très moyen. Pas bon même.»

Peut-être aussi parce qu’il ne s’y consacre d’abord pas avec toute la ferveur quasi religieuse qu’y mettent généralement les Brésiliens. Stange, en effet, se disperse avec joie. Il fait trois ans de capoeira avec un oncle grand maître de cet art martial. Il fait aussi beaucoup de peinture, avec un autre tonton qui gère une galerie d’art.

Se passionne littéralement pour l’océanographie en regardant les émissions du Commandant Cousteau, mais ne peut achever ses études dans le domaine quand le ballon rond en fait un professionnel, notamment du côté de Bahia, en D1. Il manque aussi de ruiner sa vie, tout court, en tombant sur le dos d’un garage où il est monté récupérer un ballon.

Chute de trois mètres sur le dos, bras gauche brisé «en S, c’était très impressionnant». Les médecins bossent bien, mais sa colonne vertébrale le fera souffrir pendant une partie de sa carrière pro, ce qui l’empêchera de s’épanouir au FC Porto, au fil d’une année à gérer des blessures qu’il aurait pu s’éviter «en faisant des exercices. C’est totalement de ma faute».

Rabah Madjer se coupait les cheveux lui-même avant d’entrer sur le terrain

Il est quand même curieux de constater à quel point ce grand échalas, nommé dans les cinq meilleurs milieux de terrain de D1 brésilienne en 1984, septième meilleur joueur étranger de Primeira Liga en 1988, peut se dévaloriser à la moindre occasion.

Parce qu’il a quand même été recruté par un monstre européen au mitan des années 80, où il a joué avec un certain Rabah Madjer («un gars qui avait deux pieds droits et qui se coupait lui-même les cheveux avant d’entrer sur le terrain, parce qu’il voulait qu’on le regarde!»), s’est relancé en D2 avec Espinhos, où il montera dès la première saison sous la houlette d’un mécène patron d’une chaîne de casinos lusitaniens, a affronté le Benfica de Chalana («qui nous a planté un penalty… en tirant avec son mauvais pied!»)…

Et pourtant, au milieu de ces monstres, lui continue de ne pas se sentir à sa place : «J’appréciais les qualités des autres plus que les miennes. J’admirais tous ces joueurs et je me disais qu’il me restait beaucoup de choses à apprendre…».

Finalement, arriver au Luxembourg lui a peut-être permis de se sentir enfin à sa place. Parce que le patron de la Provençale, Camille Studer, le fait venir avec une promesse un peu folle. Stange jouera au foot et assouvira son autre passion, la peinture. Il peut l’exposer. Le faire vendre, même.

Parce que le défenseur central bâtit des toiles notamment autour des animaux, qu’il a toujours aimé représenter, il décroche même des vernissages en collaboration avec… les chasseurs du Grand-Duché. Et ça marche : des gens paient pour ses toiles.

On sent enfin un peu de fierté dans la voix quand il évoque sa vie artistique. Revenir à son autre passion, le ballon, même aujourd’hui, c’est retomber dans les travers d’un homme qui a l’impression d’être un passager clandestin du milieu, malgré son diplôme UEFA A. «C’est quand je vois, encore aujourd’hui, les détails auxquels Emmanuel Da Costa ou les différents chefs vidéo pensent que je comprends que je ne suis pas un bon analyste. Disons que je reste un collaborateur. Je me suis spécialisé dans les phases arrêtées, qui décident tant de matches. J’aime bien. Et l’arrivée de la télé, RTL ou Apart TV n’y change rien : nous, on doit zoomer pour avoir des détails qu’on ne voit pas sur les images pour le public.»

Il garde tout. A même créé une chaîne privée sur YouTube pour son stockage. Près de 400 matches en dix ans. Son autre grande œuvre. Footballeur. Peintre. Capoeiriste. Océanographe. Analyste. «Je suis un bon à rien qui touche à tout.» Bon à rien, mais performant en humilité.