La nouvelle grande exposition de la Konschthal, «Dis-placed II», livre une évocation forte de la perte du chez-soi. Le choix des œuvres, toutes impressionnantes, défie les formats, les matières et les frontières entre les disciplines.
Au début de l’été, la Konschthal a ouvert le premier volet de l’exposition d’envergure «Dis-placed», avec une œuvre monumentale de l’artiste géorgien Vajiko Chachkhiani, Living Dog Among Dead Lions. Une cabane en bois, habitable (et, à en croire l’aménagement et les lumières allumées, habitée) à un détail près : des tubes, reliés à une pompe à eau, débouchent sur des trous percés sur tout le plafond, faisant pleuvoir dans la maison.
Sorti du musée pour investir l’espace public, le groupe autrichien Haus-Rucker-Co a, lui, présenté une bulle transparente sur la façade de l’hôtel de ville d’Esch-sur-Alzette; à l’intérieur, un hamac et des palmiers soutenus par une structure métallique, un petit coin de paradis de science-fiction. Utopie ou dystopie, on en fera ce que l’on voudra.
Ces deux œuvres, puissamment évocatrices, forment une parfaite entrée en matière pour le thème de l’exposition : la perte du chez-soi, cette notion qui évoque tout à la fois le territoire, l’identité, l’environnement, la familiarité et le confort. Dans le monde actuel, cette perte, qui passe parfois par la destruction, est principalement imputable aux conflits armés, aux catastrophes naturelles, aux crises économiques…
Si le concept de territoire est un fil rouge de la Konschthal, qui a montré des expositions comme «New Minett» ou celles de Gregor Schneider (encore présent ici), Titus Schade et Pasha Rafiy, alors «Dis-placed I &II» est à ce jour sa proposition la plus importante – et pas seulement en taille, donc.
Les quatorze artistes réunis dans ce second volet par les curateurs Christian Mosar et Charlotte Masse sont originaires d’Allemagne, d’Israël, de Cuba, de France, d’Iran ou encore du Luxembourg. Pour certains des quatorze artistes réunis dans ce second volet, la perte du chez-soi est du vécu : l’artiste palestinien Taysir Batniji, qui vit et travaille principalement en France, ne peut plus retourner librement à Gaza à cause du blocus imposé par Israël depuis 2006. Il expose un trousseau de clés en verre, copie à l’identique de celui de son appartement de Gaza. Fragile et impossible à utiliser, l’objet devient une métaphore de la dépossession et des déplacements forcés subis par la population de Gaza.
Mort des repères
Plus percutant encore, l’artiste parodie les annonces immobilières avec GH0809 #2 (2010), une série de vingt photos de maisons détruites lors d’une opération militaire d’envergure lancée par Israël : sous chaque image, le texte renseigne sur la surface, le nombre de pièces, le nombre d’habitants ou la localisation. «Quartier calme», «lumineux, proche des écoles», «travaux inachevés», peut-on lire, dans ce qui ressemble certes à de simples descriptifs, mais sonne comme un douloureux devoir de mémoire.
Le travail de Batniji trouve un écho avec One Room Apartment (2014), reconstruction d’un projet de maison, brut et minimaliste, par l’artiste irako-kurde Hiwa K; ce dernier y déplore une société qui abandonne ses structures collectives dans l’application et la propagation de modes de vie individualistes.
Omer Fast, artiste vidéo et cinéaste expérimental, appréhende, lui, le thème de l’exposition comme une suppression de repères qu’il faut à tout prix tenter de rétablir. Dans son film Continuity (2012), un couple conjure l’espoir de retrouver son fils, parti combattre en Afghanistan, par un étrange procédé de consolation : il engage différents acteurs pour jouer le rôle du fils, se confrontant même à sa mort probable à travers la mise en scène d’un massacre, le déplacement d’une zone de guerre en pleine campagne allemande.
Chez Omer Fast, la perte du chez-soi est avant tout une émotion, une sensation profonde. C’est aussi ce qu’exprime la série The Fog of War de l’artiste sud-africaine Marlene Dumas, une série de portraits déformés par la mort et l’angoisse, rappelant les portraits torturés de Francis Bacon, et accompagnés d’un poème. «J’ai toujours eu peur de mourir / dans une terre étrangère», écrit Marlene Dumas, synthétisant l’un des axes de réflexion soulevés par l’exposition.
Migrations et histoires parallèles
Avec sa série de 80 photographies Türken in Deutschland (1979), l’artiste allemande Candida Höfer réalisait sa dernière série de portraits. Celle qui est connue pour ses photos grand format d’espaces vides et silencieux se plaçait ici encore entre l’art, le documentaire et le journalisme. Ainsi, les photos de famille et scènes de la vie quotidienne d’immigrés turcs se regardent aujourd’hui comme des éclats d’histoire capturant en temps réel (la série a été réalisée sur six ans) l’adoption d’un nouveau chez-soi, laissant aussi transparaître la transformation de la vie quotidienne des grandes villes d’Allemagne après l’installation de ces travailleurs.
Mémoire et territoire, des thèmes qui sont chers à la région du fer, sont aussi liés dans l’installation vidéo de Guillaume Delaperrière, Lisboa Orchestra (2013). Grâce à quatre écrans, l’artiste français capte l’atmosphère de la capitale portugaise en filmant des individus croisés ou rencontrés aux quatre coins de la ville : des ouvriers, des retraités, des jeunes jouant au foot, un rappeur, un mendiant… Ils ne se connaissent pas, mais forment l’unité de l’œuvre grâce au son, et qui prend la forme d’une composition musicale – cette bande-son de la ville, en quelque sorte, symbolise l’idée du chez-soi, à plus forte raison lorsque cette vision d’une identité portugaise, sinon lisboète, se fraie un chemin jusqu’au Luxembourg.
Sur un procédé similaire, l’artiste iranienne Samira Hodaei a réalisé A Fire Appeared, A Fire Spread lors d’une résidence au Bridderhaus l’été dernier. Deux écrans racontent en parallèle l’histoire des régions de la Minett et du Khouzestan, liant dans le temps les destins de l’industrie du fer au Luxembourg et du pétrole en Iran, tandis que les images d’archives sont «remixées» par l’artiste sur le jeu de percussion hypnotique et enivrant du maître du tombak, le musicien Hossein Tehrani. Le cheminement artistique se complète naturellement avec le clip de la chanson Territory, du duo electro français The Blaze : même quand elle évoque l’ailleurs, la musique nous fait nous sentir partout chez nous.
Jusqu’au 19 janvier 2025. Konschthal – Esch-sur-Alzette.