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[Cinéma] Payal Kapadia : «Je voulais proposer ma propre version de la famille»


«J’ai commencé dans l’idée de n’engager que des actrices non professionnelles, en allant à la rencontre de femmes qui ont travaillé dans ces filatures de coton». (Photo : ranabir das)

Grand Prix à Cannes, le film indien All We Imagine as Light, une coproduction luxembourgeoise des Films Fauves, est arrivé en salle. Un hymne à la sororité réalisé par une artiste en quête de beauté permanente, Payal Kapadia.

La semaine précédant sa venue à Luxembourg pour l’avant-première de son nouveau film, Payal Kapadia a reçu une excellente nouvelle : un distributeur sortira All We Imagine as Light dans les cinémas en Inde. Une victoire pour la réalisatrice de 38 ans, qui semble toutefois lucide à ce sujet : l’effet Cannes y est pour beaucoup. À Mumbai, où est implantée l’industrie du cinéma bollywoodien, celle-ci est aux mains des gros studios. Il y a aussi, peut-être, un effet de revanche. Car c’est un autre visage de Mumbai que filme Payal Kapadia, celui d’un quartier, ancien poumon ouvrier de la ville colonisé par le capitalisme, et des laissées-pour-compte qui y vivent. Soit Prabha (Kani Kursuti), Anu (Divya Prabha) et Parvati (Chhaya Kadam), trois femmes d’âges différents qui trouvent dans leur amitié un moyen de surmonter les difficultés de leur existence. Payal Kapadia se livre sur les sujets complexes que son film, qui est reparti de la Croisette en mai avec le Grand Prix, raconte avec une simplicité bouleversante.

Dans All We Imagine as Light, les personnages disent qu’ils vivent à Mumbai avant tout car ils travaillent à Mumbai. Est-ce également votre cas ?

Payal Kapadia : En réalité, je suis de Mumbai, même si j’ai étudié dans différents États en Inde, y compris le cinéma. Parce que j’ai passé ma vie à partir et venir de la ville, ses changements m’ont particulièrement frappée. La grande caractéristique de Mumbai, c’est qu’elle est dans un état de flux constant – ce ne sont pas seulement les gens qui changent, c’est aussi la géographie de la ville qui ne cesse de bouger. Maintenant, avec le boom de l’immobilier, il y a beaucoup de gentrification, comme à Dadar, le quartier dans lequel on a tourné.

L’évolution de la ville se reflète dans les trois héroïnes. Les différences d’âge entre elles laissent transparaître l’histoire récente de la ville et des personnes, notamment des femmes, qui y ont vécu et y vivent aujourd’hui.

La plus âgée, Parvati, est un personnage typique du quartier : sa famille a travaillé dans les filatures de coton et elle, après avoir vécu 22 ans à Mumbai, est forcée de céder son appartement. C’est l’histoire de beaucoup de gens aujourd’hui dans cette ville : jusque dans les années 1980, les filatures de coton, caractéristiques de ce quartier, représentaient une part importante de l’industrie de la ville. À la suite d’une importante grève, la plupart des fabriques ont fermé et les propriétaires des filatures ont transformé la zone. Les filatures sont aujourd’hui des centres commerciaux, dans lesquels on trouve des restaurants et des cafés très chers, que la plupart des résidents ne peuvent se permettre. C’est l’un des effets de ces transformations.

Votre précédent film, le documentaire A Night of Knowing Nothing (2021), racontait l’impossibilité d’un amour sur un ton expérimental et militant. All We Imagine as Light lui tend un miroir : on est face à un film d’auteur où la sensibilité prime le politique. La poésie est-elle une meilleure arme que la colère pour résister ?

Mon premier film, je n’ai pas eu l’occasion de le montrer autant que j’aurais voulu – le public le trouvait un peu inaccessible… Seuls les cinéphiles semblent l’apprécier! All We Imagine as Light est un film que j’ai fait en réaction à la réception du précédent, en quelque sorte. J’espère qu’il m’a permis de parler de ces choses qui me tiennent à cœur, sous une forme qui soit familière à tout le monde. En fait, je me suis vendue! (Éclats de rire)

Kani Kusruti, qui joue Prabha, et moi, on s’aime beaucoup

Prabha, dont le mari vit et travaille en Allemagne, reçoit un jour un colis inattendu : un cuiseur à riz. Cet objet porte en lui une étrange mélancolie… Que symbolise-t-il ?

Le cuiseur à riz, c’est quelque chose de très indien… Spécialement dans le sud de l’Inde, d’où viennent Prabha et Anu : il a une valeur aspirationnelle. On l’offre à quelqu’un comme signe d’accomplissement financier. Je suis interpellée et amusée par la façon dont on en fait la publicité : vous êtes une épouse, vous êtes une mère, et maintenant que vous avez un cuiseur à riz, vous assurez l’unité de la famille – tout ça montré de façon kitsch et sexy. Moi, je pensais bien sûr à celles qui n’ont pas accompli ces grandes valeurs familiales et capitalistes. Le cuiseur à riz, cet objet si bizarrement sexy, symbolise tout cela. Et je voulais à mon tour proposer ma propre version de la famille, cette entité qui a un poids écrasant en Inde et dans les sociétés asiatiques. Dans une famille, les rôles sont définis : le père, la mère, la fille… En amitié, chaque lien est unique : c’est à chaque personne de choisir ce qu’elle veut en faire.

All We Imagine as Light est un film en quête de beauté permanente et sa mise en scène, imprégnée de romantisme, puise dans de nombreuses influences…

Ce qui m’a énormément inspirée, ce sont les films tournés dans une grande ville. Cléo de 5 à 7 (1960), parce qu’Agnès Varda documente Paris à travers un personnage fictif, a complètement libéré mon esprit. Je pourrais aussi citer la façon dont Chantal Akerman filme New York dans News from Home (1977), ou encore les scènes de balcon de Taipei Story (Edward Yang, 1985), avec le mont Fuji au loin, les extérieurs de Millenium Mambo (Hou Hsiao-hsien, 2001)… Je suis aussi très impressionnée par la manière dont Wong Kar-wai réussit à capter des choses banales de la vie et d’en tirer cette magie douce-amère, mélancolique, comme le personnage en mal d’amour de Chungking Express (1994), qui parle à son savon.

On parle ici de films « de ville ». Or le vôtre quitte la ville dans sa seconde partie, pour un village rural en bord de mer…

Ratnagiri, où l’on a tourné la deuxième partie, se situe à six heures de train au sud de Mumbai. C’est une région reculée qui ne s’est jamais développée industriellement, qui vivait essentiellement de sa propre agriculture. Au cours du XXe siècle, chaque famille de cette région avait au moins quelqu’un qui était parti travailler à Mumbai, notamment dans les filatures de coton. Il y a pour moi une connexion très forte entre Mumbai et cet endroit rempli de personnes qui ont connu la ville, qui l’ont bâtie en quelque sorte.

Comment avez-vous procédé au casting ?

J’ai commencé dans l’idée de n’engager que des actrices non professionnelles, en allant à la rencontre de femmes qui ont travaillé dans ces filatures de coton. Plus de 300, au final. Mon processus a été celui d’un documentaire, mais j’ai fini par chercher des comédiennes. Kani Kusruti, qui joue Prabha, et moi, on s’aime beaucoup. Il y a six ans, je la trouvais parfaite pour le rôle d’Anu, car elle a aussi ce côté joueur, espiègle. Avec le temps, sa carrière a décollé et je l’ai vue dans beaucoup de films différents. On a toujours gardé contact, je lui envoyais les différentes versions du script, jusqu’au moment où je lui ai demandé si elle avait pensé à jouer non pas Anu, mais Prabha. On avait toutes les deux pris de l’âge : pour Kani, cela tombait sous le sens.

Les films indépendants indiens, s’ils sont vus à l’étranger, atteignent rarement nos salles. C’est très frustrant

Prabha est une sorte d’ange gardien pour Anu, jeune femme extravertie mais en lutte avec son propre désir d’émancipation…

Il se trouve que Divya Prabha (Anu) est habituée à des rôles vraiment sérieux, et j’ai eu un doute. Comme j’aime connaître les gens avec qui je travaille, je l’ai invitée à vivre et travailler chez moi pendant deux jours. Et elle était toujours très présente, pleine de vie, en train de faire des vidéos Insta, toujours très rigolote. Je me suis dit : c’est elle. Quant à Chhaya Kadam, qui joue Parvati, elle m’avait beaucoup marquée dans un film sorti il y a dix ans, quand j’étais étudiante. Cela a été un grand bonheur qu’elle accepte.

Le film est coproduit par Les Films Fauves, qui nous avaient glissé au lendemain de Cannes que l’apport « modeste » du Luxembourg est arrivé « au moment où le film était le plus fragile ». Que s’est-il passé alors ?

Le choix de la coproduction peut parfois compliquer les choses. Je voulais travailler avec une équipe exclusivement indienne, qui connaisse naturellement la ville. Par ailleurs, je connaissais déjà une grande partie de l’équipe, certains depuis l’école de cinéma. Les règles de la coproduction indiquant que le film doit employer des techniciens des pays en question, mes producteurs français (NDLR : Petit Chaos) ont eu du mal à mettre en place cette collaboration. L’aide du Luxembourg est arrivée à ce moment et nous a permis de trouver une façon de tourner avec mon équipe.

Quelle est votre place en tant qu’artiste indépendante dans le paysage actuel du cinéma indien, en particulier à Mumbai, capitale de Bollywood ?

En Inde, les cinéastes indépendants ne font pas vraiment partie de l’industrie, puisque les studios gèrent aussi la distribution, si bien que, lorsqu’on réalise un film hors de ce système, il a peu de chances de trouver le chemin des salles. Il y a beaucoup de films indépendants très intéressants qui se font partout en Inde. S’ils sont vus en festival à l’étranger, ils atteignent rarement nos salles. C’est très frustrant. C’est un risque que l’industrie ne veut pas prendre et qui nous fait sentir, nous cinéastes indépendants, étrangers à cette industrie. Cela dit, dans l’État du Kerala, d’où viennent les personnages, on encourage l’accès à la culture, le cinéma indépendant y est mieux accepté. C’est là que je suis allée pour le casting et j’y ai trouvé beaucoup d’aide et de soutien. J’espère voir un jour cela au niveau national.

All We Imagine as Light, de Payal Kapadia.