Avec Worm, le célèbre illustrateur, qui caricature Donald Trump à la une du Times, revient sur son enfance à Cuba et son exil aux États-Unis. Entre les deux, il déroule une réflexion sur la soif de liberté et les menaces qui planent sur elle.
Avec Chumbo, un des meilleurs romans graphiques de 2023, l’auteur français Matthias Lehmann, également dessinateur pour Le Monde et Libération, renouait avec ses racines brésiliennes dans une saga familiale doublée à une fresque historique. Un an après, quasi-jour pour jour, un autre illustrateur de presse récidive, tourné lui vers Cuba, sa terre d’origine. Une île qu’il a bien connue puisqu’il y a vécu jusqu’à l’âge de neuf ans, avant de partir avec ses parents et sa sœur pour les États-Unis. Il s’appelle Edel Rodriguez, et son nom est désormais lié aux caricatures qui ont fait la une des magazines comme le Times ou Der Spiegel. Sa figure favorite, qu’il malmène de traits minimalistes et percutants, n’est autre que Donald Trump. Et ce n’est pas le fruit du hasard.
Lui est né en 1971 et a grandi à El Gabriel, petite ville située proche de La Havane, soit six ans après que le Parti communiste de Cuba se soit déclaré le seul autorisé dans l’île. Depuis 1959 et l’insurrection de rebelles «barbus» (donc Che Guevara), Fidel Castro dirige le pays d’une poigne de fer, nationalisant à tout-va et éliminant les opposants au régime. Entre pénurie, surveillance et endoctrinement idéologique, le peuple, lui, tire la langue. De quoi attiser les envies d’ailleurs et de fuite vers l’Eldorado américain. «Cuba est entouré de beaucoup de fantasmes et de mythes», confie Edel Rodriguez. À l’étranger, on a tendance à le voir avec un certain «romantisme» et «idéalisme». Mais ceux qui, comme lui, ont grandi là-bas, connaissent bien «la noirceur, la tension et l’oppression» qui y règnent.
On vit dans un pays déconnecté du monde, une île prison
La démarche de l’auteur tient donc à plusieurs idées : permettre à d’autres de «mieux comprendre cet endroit», et d’éclairer sur ce qu’est vraiment la vie de réfugié, à travers son expérience personnelle. De l’intime à l’universel, il n’y a qu’un pas. De Cuba à Washington aussi, quand Edel Rodriguez s’interroge sur ce qu’est un coup d’État et comment fonctionne un leader totalitaire, mettant alors côte à côte le «Comandante» et l’homme à l’étrange chevelure orange. Et des similitudes, il en existent comme il le détaille : l’un comme l’autre ont utilisé des phrases comme «la presse est l’ennemi du peuple». L’un comme l’autre ont encouragé le passage à tabac de leurs adversaires. L’un comme l’autre ont dit à ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux de quitter le pays. En 1980, dans ce que l’on nommera plus tard l’«exode de Mariel», l’auteur et les siens s’en vont. Comme 125 000 autres Cubains.
Avant cela, son monde de jeune garçon est fait de jeux dans les champs de cannes à sucre et de moments moins agités à l’école, où l’on porte le béret rouge, où l’on égraine «F-I-D-E-L» en classe et où l’on chante l’hymne national. En dehors, pour les plus grands, la situation est bien plus complexe : il y a le rationnement, les chars qui défilent, les médicaments qui manquent et les mouchards qui dénoncent. Dans ce climat, on peut vite se retrouver en prison. Pour le père d’Edel, dans la ligne de mire du parti, c’est devenu invivable : «On vit dans un pays déconnecté du monde, une île prison». Invitée par Castro à s’en aller (comme les militants, les artistes, les homosexuels, les prisonniers politiques et les vrais criminels), sa famille embarque à 27 dans un petit bateau, direction la Floride, après avoir connu l’humiliation des camps et les coups, comme les insultes, de ceux qui restent. Car ils sont devenus de «la vermine» (d’où le titre Worm), qualificatif des lâches, des fuyards, des traîtres.
«Les migrants renoncent à beaucoup de choses en quittant leur pays : leur famille, leur maison, leurs souvenirs, le son d’une voix de grand-mère, la chaleur de la main d’une mère, de l’étreinte d’un ami. Ils les sacrifient pour la liberté, pour la sécurité, pour un nouveau départ.» Avec ces mots, Edel Rodrigues justifie au passage ses inquiétudes sur l’état de l’Amérique face à la montée de l’autoritarisme et des discours complotistes. Pour lui, la prise du Capitole en 2021, c’est un «rêve qui s’est brisé». Un idéal piétiné. D’où son militantisme et ses avertissements sur la «dangerosité» de Trump, qui en a fait son «artiste le plus détesté». Il enrobe ses pensées et sa vie familiale ballotée par les «vents de l’Histoire» d’un dessin en rouge et vert kaki du plus bel effet, dans un récit jamais ennuyeux, plein d’anecdotes. Une odyssée qui, en creux, tire la sonnette d’alarme face à la fragilité des démocraties qui, de tout temps, avancent sur un fil ténu. Évitons qu’il se casse.
L’histoire
Worm désigne le ver ou la vermine. C’était le surnom que Fidel Castro utilisait pour décrire les Cubains qui cherchaient à fuir après la révolution de 1959. Edel Rodriguez en a fait partie. Il raconte sa jeunesse sur l’île, dans les champs de canne à sucre ou à la périphérie des villes, où ses parents partent discuter pour échapper aux oreilles indiscrètes. En images saisissantes, il fait vivre la privation de liberté, montre la fuite depuis le port de Mariel en 1980 sur des bateaux de fortune. Et tisse le parallèle entre le dictateur cubain et l’ex-président américain, Donald Trump.