Au Groenland, les tatouages inuits, traditionnels mais longtemps interdits par les missionnaires européens, reviennent s’afficher sur les visages des femmes. Une manière d’afficher ses racines et de se réapproprier un fragile héritage culturel.
C’est comme un retour aux sources» : sur son front, Andu Schiødt Pikilak porte un assemblage de traits fins en forme de V, son premier tatouage inuit qu’elle vit comme une renaissance tant personnelle que pour la culture groenlandaise. La psychologue, âgée de 61 ans, a sauté le pas il y a sept ans et son «tuniit» a depuis été rejoint par des marques traditionnelles sur l’avant-bras et les doigts. «Les tatouages ont disparu de l’espace visuel pendant de très nombreuses générations et sont revenus il y a peu de temps. C’est libérateur», confie cette femme réservée rencontrée à Nuuk, la capitale de l’immense île arctique.
Le Groenland fut une colonie du Danemark de 1721 à 1953, avant de gagner progressivement son autonomie lors de la seconde moitié du XXe siècle. Avant la colonisation, le tatouage s’intégrait pleinement dans la culture groenlandaise et on le retrouve aussi dans les autres cultures inuites, notamment au Canada. Majoritairement réservé aux femmes, il avait été de facto banni par les missionnaires européens. Pourtant, pour Andu, «c’est comme s’il avait toujours été là». Dans son entourage, tout le monde a applaudi son choix et rares sont les regards désapprobateurs, assure-t-elle encore.
Pour la trentenaire Eva Nielsen, le choix d’un tatouage traditionnel – douze lignes – sur le menton a été le fruit d’une longue réflexion personnelle. «C’est un symbole. Je veux porter en moi ma culture», dit cette fille d’un père danois et d’une mère groenlandaise qui a essentiellement vécu au Danemark. «Ce n’est pas simplement un tatouage de papillon, ça a une vraie signification. J’étais tellement contente quand je me suis regardée la première fois dans un miroir», ajoute la jeune femme de 33 ans.
Les plus anciens témoignages connus sur les tatouages inuits groenlandais remontent au XVe siècle avec les momies de Qilakitsoq (nord du pays). Parmi ces huit corps, découverts en 1972 dans un excellent état de conservation à la faveur du climat très froid et sec, cinq (de femmes) présentent des tatouages faciaux. «Les tatouages sont liés aux relations familiales et au statut dans la société de l’époque, mais aussi à ce que l’on était capable de faire», détaille la conservatrice Aviaaja Rosing Jakobsen, elle-même tatouée. Ce n’est pourtant que récemment que les Groenlandais ont commencé à découvrir et à se réapproprier leur héritage culturel.
«En grandissant au Groenland à l’époque post-coloniale, à l’heure où nous étions une province du Danemark, le discours était que les Inuits, qui nous ont précédés, étaient des gens différents de nous», se souvient Maya Sialuk Jacobsen, tatoueuse professionnelle qui vit entre Nuuk et Svendborg au Danemark. «Ça m’a pris un certain temps pour comprendre que ce n’est pas le cas», ajoute-t-elle. Cette quinquagénaire a commencé à s’intéresser aux tatouages rituels il y a une dizaine d’années quand elle s’est retrouvée au repos forcé après une opération de l’épaule.
Elle découvre alors qu’ils se retrouvent dans tout l’extrême nord, de la Sibérie au Groenland, et que leurs motifs divergent selon la nature environnante, les méthodes de chasse et la relation au sacré. Car le tatouage inuit peut aussi servir de protection. «Il avait un rôle à jouer» pour contrer les tabous brisés par les femmes : la mort, la naissance et la menstruation, ajoute l’artiste. «Il y a environ quinze amulettes différentes assemblées de diverses manières en fonction de la tribu à laquelle on appartient et du type de chasse pratiqué», explique celle qui, selon la législation en vigueur, n’a pas le droit de tatouer mains, visage et cou au Danemark – alors que cela est toléré au Groenland.
Les gens ont envie de comprendre leur culture, de la représenter
En raison du matériel utilisé traditionnellement, une aiguille confectionnée dans un os d’animal, identique à celle utilisée pour la couture, les motifs sont peu diversifiés, «en gros, des points et des lignes». Aujourd’hui, elle estime assister à une réinvention des tatouages inuits beaucoup plus individualiste et politique que la pratique originelle. «Les gens ont envie de comprendre leur culture, de la représenter. Le tatouage inuit apparaît comme un symbole parfait», constate la chercheuse autodidacte, dont les travaux vont être publiés par l’université d’Oxford.
Historiquement, «la femme ne se fait jamais tatouer pour elle-même, elle se fait tatouer pour le groupe», rappelle-t-elle. «Mais aujourd’hui, nous prenons ces modèles et les comprimons dans une forme occidentalisée où l’individualité est reine.» Pour sa part, elle se fait enlever ses tatouages faciaux – sur le front et le menton –, car ils ne reflètent pas ses origines groenlandaises, mais sont caractéristiques du Canada, ce qu’elle ignorait au début de ses recherches.